Trump ou Harris : la guerre des "prophètes" de la prédiction politique
Quand on parle de Nate Silver aux observateurs de la politique américaine, ils sont nombreux à se pincer le nez. Mais l’ancienne star de la "data politique" n’a pas toujours été aussi honnie. En 2008, alors qu’il écrivait encore sous le pseudo "Poblano", cet expert du championnat de baseball américain a décidé d’appliquer son modèle de prédictions statistiques sportives à l’élection présidentielle. Le résultat est retentissant : il prévoit avec succès la victoire de Barack Obama et donne des résultats corrects dans 49 des 50 Etats américains. Quatre ans plus tard, il réalise un homerun - 50 sur 50 - alors que de nombreux spécialistes annonçaient un scrutin très serré entre Obama et Mitt Romney. Son blog, intitulé "FiveThirtyEight.com" (en référence aux 538 grands électeurs chargés d’élire le président des Etats-Unis), est alors hébergé par le New York Times. Et c’est un carton d’audience.
Silver n’a jamais publié le fonctionnement exact de son algorithme. On sait en revanche qu’il agrège la totalité des sondages réalisés lors de la campagne, qu’il pondère en fonction de leur récence, de la taille des échantillons et des biais partisans de certains instituts. Le modèle a fait des émules : depuis 2008 de nombreux médias se sont dotés de leurs propres agrégateurs de sondages à l’image de The Economist, Politico ou même plus récemment du Parisien. Tous misent sur le fait que les enquêtes d’opinions donnent suffisamment d’informations pour annoncer les chances de victoire de chacun des candidats, même si ça n’a pas toujours été le cas par le passé.
En 2016 par exemple, la plupart de ces modèles n’ont pas su annoncer la victoire de Donald Trump. Silver, lui, fait remarquer qu’il donnait tout de même 29 % de chances de l’emporter au magnat de l’immobilier - presque une chance sur trois, soit bien plus que la plupart de ses concurrents. Mais qu’importe. C’est un premier revers pour le blogueur et ses ennemis sont prompts à dénoncer ce type de modèle, à commencer par Allan Lichtman, une autre star des prédictions électorales. L’emblématique politologue, professeur d’histoire émérite à l’American University de Washington, est l’une des figures de ce qu’on appelle les "fondamentalistes". Les partisans de ces méthodes - souvent des universitaires - préfèrent baser leurs prédictions sur des éléments empiriques comme l’état de l’économie, le CV des deux candidats ou encore leur succès lors des débats. Lichtman par exemple a développé un système qui comprend 13 éléments de ce type, auxquels il attribue une valeur "vraie" ou "fausse". Si le parti sortant cumule moins de six réponses fausses, alors il remporte l’élection. Jusqu’ici, le modèle est imparable : depuis 1981, le politologue a systématiquement annoncé le gagnant de l’élection présidentielle américaine, y compris en 2016. Il imaginait cependant que Donald Trump remporterait aussi le collège électoral (il l’a finalement perdu avec presque trois millions de voix).
Aujourd’hui, dans les médias américains, les méthodes de Silver et Lichtman sont systématiquement mis face à face. Chacun à leur manière, les deux hommes font figure de "prophètes" de l’élection américaine. Les voilà héros d’une vraie guerre culturelle. D’un côté, un loup solitaire libertarien, adepte du poker et des jeux d’argent, de l’autre un professeur d’université proche des élites de Washington. Les deux hommes se livrent même une bataille virulente par tweets interposés. L’élection du 5 novembre prochain sera leur juge de paix.
Des paris prédictifs ?
Cette année, un nouveau modèle connaît un succès fou - mais en est-ce vraiment un ? Sur les sites de paris en ligne, de nombreux internautes du monde entier parient sur la victoire de l’un ou l’autre des candidats. Les résultats sont amusants : les côtes de chacun des concurrents évoluent au gré des évènements de campagne. Joe Biden rate son débat ? Hop, sa courbe s’effondre. Donald Trump survit miraculeusement à une tentative d’assassinat ? Sa côte s’envole et atteint son plus haut niveau de toute la campagne présidentielle. Ces prévisions parfois étonnantes doivent évidemment être considérées avec méfiance puisqu’elles ne sont basées que sur le ressenti personnel des parieurs. Mais il faut reconnaître qu’elles ont pris une ampleur démentielle. Sur la plateforme Polymarket, plus de 1,5 milliard de dollars de paris ont ainsi été réalisés. "Fin août, ce pari a eu l’honneur d’être intégré au terminal financier Bloomberg au milieu des sondages de prestigieux instituts", souligne même notre chroniqueur Robin Rivaton.
La plateforme a récemment embauché un conseiller de choix : Nate Silver. Lui qui est d’ordinaire bien prompt à défendre son modèle, préfère jouer la prudence. Dans un de ses derniers billets, il donne un léger ascendant à Harris, 55 à 45 %. "Cela veut dire que Harris a 11 chances sur 20 de remporter le collège électoral et Trump 9 chances sur 20, explique-t-il, c’est comme si vous tiriez à pile ou face, avec une pièce à peine déséquilibrée en faveur de Kamala Harris." Avec de telles prévisions, le modèle ne risque pas de se tromper. Mais alors pourquoi sa propre côte Polymarket est-elle si basse ?