Eloge de la splendeur de l’inutile dans la chronique du temps présent de Franck Bouysse
Qu’il vente, qu’il pleuve, ou qu’il fasse beau, je ne conçois pas de journée sans promenade en pleine nature. J’aime sentir battre le pouls de la terre, que chacun de mes pas s’accorde à son tempo. Une centaine de mètres de prairie à traverser et j’atteins la lisière de hêtres sous le regard impassible d’un troupeau de génisses. La forêt n’est jamais la même que la veille, il se passe toujours quelque chose sous ce masque qui reflète une apparente immobilité. En ce moment, les cèpes poussent sur les bordures, de jolies têtes noires qui offrent le gîte et le couvert aux limaces.
Paradoxes de l'existence humaineIci, la vie prend ses aises, s’exprime de multiples manières, et en invente parfois. Cela va de la lente progression souterraine du lombric, à la foulée majestueuse du cerf en sous-bois. Ces êtres vivants répondent seulement à l’urgence de fuir le prédateur, quand nous, pauvres humains, sommes gouvernés par les urgences que nous créons.
Nous passons en effet notre vie à expérimenter les formes de fuite, et lorsqu’on se réveille, on ne pense plus qu’à rattraper le temps perdu.
Nous n’en sommes pas à un paradoxe près. Nous croyons que le mouvement est notre meilleur allié. On nous apprend très tôt à remplir un agenda, devancer nos envies, à faire plutôt qu’à être. L’arbre, ici, ne fait rien d’important que de se frayer un passage vers le ciel. Même en ne faisant rien de plus, il sera toujours plus grand que moi.
Nulle vie ne s’élève au-dessus de l’herbeOu du cœur des moutons, et le ventVient se déverser comme la destinée, courbantChaque chose dans une seule direction, écrivait Sylvia Plath.
A mon sens, la seule direction qui soit, le seul sens qui vaille, se trouvent à l’opposé de nos conquêtes illusoires. Il suffit de ne pas résister au vent pour suivre le même chemin qu’un brin d’herbe.
Loin du stressDurant ma promenade, le temps n’a pas d’existence tangible. Je n’ai rien pour mesurer sa course, surtout pas une de ces montres connectées, qui, d’une voix métallique, vous indique l’itinéraire, la distance parcourue, votre rythme cardiaque, votre état d’hydratation, de stress, et vous gronde au besoin.
Je ne veux que me perdre, me sentir libre, accueilli en ce lieu où règne le calme, loin des ondes néfastes, qui nous matraquent de défaites humaines.
La sublime simplicité du mondeLorsque j’arrive en vue du petit pont de pierre, j’entends déjà cliqueter l’eau sur les rochers, comme un carillon qu’agite le courant. Non loin de la berge, j’aperçois un renard qui mulote parmi les joncs. Une buse monte la garde dans un saule, épiant les batraciens et les rongeurs imprudents. Ici, tout me ramène à la sublime simplicité de ce monde, à sa beauté sans fard, à la splendeur de l’inutile. Le sentiment d’apprendre une grammaire que nous avons désappris au fil des millénaires. Il faut tendre l’oreille, écouter.
Ici le silence est une partition sur laquelle se posent tous les sons, de la branche qui cède au sifflement du merle. Ici, il faut aiguiser son regard pour voir les harmonies et s’en faire sa propre règle d’or.
L’heure de rentrer approche. Je fais un détour par d’anciennes carrières abandonnées depuis longtemps. Des vestiges mangés par la rouille, un cratère colonisé par de rachitiques bouleaux, une cabane en ruines recouverte de lierre, me rappellent alors, que je ne suis que de passage.
Franck Bouysse