Riad Sattouf : "Français ou arabe ? Je me suis imaginé très tôt appartenir au peuple des écrivains"
On sent un esprit qui fonctionne à l’énergie nucléaire. Riad Sattouf ne coupe jamais la parole, mais ne laisse pas de silence. Il ne précipite pas sa parole, mais chaque phrase transporte cinq idées. On sent un homme qui a appris à se freiner pour permettre de le suivre. De le suivre, entre autres, dans un nouveau chapitre d’introspection familiale.
La première chose à laquelle on pense en lisant cette BD, c’est que ça a dû être lourd émotionnellement d’écouter l’histoire de la bouche de votre frère.
Il a été absent de ma vie vingt ans. J’ai grandi avec un frère fantôme. Il était dans ma tête. Je projetais ce qu’il vivait, ce qu’il aurait pensé. Quand je l’ai retrouvé, j’ai été avide de réponses. Sur son histoire, sur celle de mon père aussi. Ce sont ces retrouvailles qui ont fait que j’ai pu me lancer sur L’Arabe du futur. J’ai fait les six tomes, accompagné du livre fantôme que je savais que je ferai une fois arrivé à la fin.
Vous avez recueilli l’histoire de votre frère il y a plus de dix ans. Vous auriez pu faire la BD immédiatement ?
Non. J’essaie d’intellectualiser le moins possible. Je savais que pour rendre cette histoire de famille compréhensible, il fallait que je la laisse mûrir. Comme laisser reposer un vin. On n’a pas besoin d’avoir lu la première série de L’Arabe du futur pour lire Moi Fadi. Mais je tenais à ce qu’elle soit disponible, réalisée.
Pendant cette infusion, qu’est-ce qui se décante ?
J’ai peu de contrôle sur mes histoires. Ce sont elles qui demandent à être racontées. Il me faut juste allumer les antennes pour les capter. Je sais que ça sonne mystique de dire ça, mais si j’essaie de contrôler, je passe à côté. Comme quand on réfléchit à la façon dont on marche. Il faut que le processus reste inconscient pour bien fonctionner.
Est-ce que ce n’est pas le pathos qui disparaît ? Parce que la BD en est dépourvue.
Il y a quelque chose de profondément dramatique dans cette histoire, bien sûr, mais je voulais laisser la porte ouverte à l’humour. En tant que lecteur, j’ai du mal avec les récits qui imposent un jugement. J’essaie d’épurer le récit au maximum pour laisse de la place au lecteur.
Esther, votre frère, vous… Vous vous inspirez de gens de votre entourage. Maintenant, vous pouvez le dire : qui est Pascal Brutal ?
(Rires) Il y a plusieurs façons de faire de la BD. J’ai commencé par l’humour dans Fluide Glacial. C’était très trash au départ parce que je n’ai pas fait de crise d’adolescence. Mes idoles étaient Cabu, Robert Crumb. L’Arabe du futur, je l’ai fait pour ma grand-mère bretonne, en imaginant la BD qu’elle aurait aimé lire, elle qui avait horreur de ça. J’ai essayé de faire des BD pour les gens qui n’en lisent pas, n’y connaissent rien. Ça a complètement changé ma façon de faire des BD. Ma grand-mère n’aurait pas aimé Pascal Brutal. Trop de gros mots. Et le succès est arrivé à partir de là, quand je me suis mis à réfléchir à ma lectrice rêvée.
La question identitaire est centrale dans votre œuvre. Une question qui crispe un peu les Français politiquement. Quel effet a-t-elle sur vous ?
J’ai été confronté très tôt à ces injonctions. Ayant des origines fortes, bretonnes et syriennes. On m’a toujours demandé "Tu préfères la France ou la Syrie ?".
Dès 14 ans, je me suis inventé une autre identité. Je voulais être auteur. Un auteur passe ses nuits à dessiner. Un peuple que je voulais rejoindre. Comme le vilain petit canard qui sent qu’il n’appartient pas à son monde. Les auteurs me fascinent avant l’œuvre.
Saint-Exupéry, je l’imaginais écrire à côté de son avion… Français ou arabe ? Je me suis imaginé très tôt appartenir au peuple des écrivains. Même ceux que je n’aime pas font partie de ma famille.
Quelle est la différence entre une bonne BD et une grande BD ?
J’ai envie d’imiter Les Inconnus qui font les chasseurs. Pour moi, c’est la façon dont un livre vous touche, vous accueille. Il y a des livres que je trouve maltraitant. Ceux qui jugent à votre place ou vous font la morale. Les livres qui vous laissent libres sont de grands livres.
On ne fait pas de la BD pour devenir riche et célèbre. Et pourtant… Comment vous vivez d’être reconnu dans la rue ?
On ne peut pas se lancer en BD en se disant qu’on va devenir riche (rires). La BD est une activité répétitive et dure. Dure dans le sens psychologique, pas dure comme aller à l’usine tous les jours. Je n’ai pas vraiment conscience d’être connu. Mais c’est génial de rencontrer son public. Ce n’est pas comme un chanteur ou un acteur. Je ne sais pas comment dire, mais les relations sont pacifiées. Sûrement parce qu’il y a un effort supposé pour lire. Je vois Vincent Lacoste, parfois les gens ne savent pas trop qui c'est, ils l’ont vu quelque part, ils veulent une photo pour faire une blague… Mes lecteurs sont très gentils.
Vous estimez être un optimiste ?
Oui. Mes histoires sont assez dramatiques, mais dans la vie je suis un optimiste. J’ai un truc avec le mot "futur". Je le mets partout. L’Arabe du futur. Ma maison d’édition s’appelle Les Livres du futur. Le futur porte quelque chose. C’est un lieu mythologique où les choses iront mieux. Mais je sépare le réel des histoires. Pendant mes études, j’ai été profondément marqué par le tableau de Magritte, La trahison des images, avec écrit "Ceci n’est pas une pipe". Le premier réflexe d’un enfant est d’éclater de rire. Mais c’est vrai que ce n’est pas une pipe, c’est un tableau.
Vous écoutiez du métal plus jeune. Quel était votre groupe préféré ?
J’ai même joué dans un groupe. J’adorais Slayer, Sepultura.
Vous travaillez sur le scénario du prochain film des Inconnus. Si vous me dites de quoi il parle, vous devrez faire disparaître mon corps ensuite ?
(Rires) Je préfère garder le secret jusqu’à ce que ce soit terminé. J’adore les Inconnus, ce sont mes idoles. Mais je garde un secret complet. Moi, Fadi, le frère volé. éd. Livres du futur, 152 p., 23 €
Propos recueillis par Simon Antony