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Октябрь
2024

Langues : l’incroyable histoire du français "petit nègre"

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"Y’a bon Banania" ; "Toi y en a méchant Blanc". Que ce soit dans la publicité ou dans Tintin au Congo, nous avons tous été confrontés un jour ou l’autre à ce que l’on appelle le "français petit nègre". Et pour ma part, j’ai longtemps été persuadé qu’il s’agissait d’une sorte de sabir déformé par des Africains tentant de parler notre langue. Je me trompais lourdement, comme me l’a appris la lecture d’un ouvrage que je vous recommande (1). En réalité, ce parler singulier a été mis au point par… l’armée française.

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Tout remonte en fait au XIXe siècle. A cette époque, la France recrute dans ses colonies des soldats qu’elle dénomme "tirailleurs sénégalais" (qu’ils soient issus ou non du Sénégal, mais passons). Une question se pose rapidement : quelle langue employer au sein de ces unités ? Le français classique ? Vous n’y pensez pas ! "Comment voudrait-on qu’un Noir, dont la langue est d’une simplicité rudimentaire […], assimile rapidement un idiome aussi raffiné […] que le nôtre ?", écrit sans fard l’administrateur et linguiste Maurice Delafosse.

Aussi décide-t-on de créer de toutes pièces un français simplifié, conforme au niveau intellectuel supposé de la soldatesque locale. Une novlangue qui, c’est certain, permettra aux gradés francophones de "se faire comprendre en peu de temps de leurs hommes, de donner à leurs théories une forme intelligible pour tous et d’intensifier ainsi la marche de l’instruction", comme l’indique en 1916 un manuel militaire précisément intitulé Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais.

En voici quelques caractéristiques, correspondant aux préconisations de Maurice Delafosse :

- Remplacer le présent par l’infinitif > "moi parler".

- Marquer la négation par le seul mot "pas" > "lui manger pas".

- Multiplier les expressions "y a" ou "y en a" > "moi y a dit".

- Généraliser l’emploi du verbe "gagner" > "femme-là il a gagné ventre" (cette femme est enceinte).

- Emprunter au français populaire et à la terminologie maritime : "mirer" au lieu de "regarder" ; "amarrer" du lieu d’"attacher".

Mais l’Histoire peut être farceuse… A l’usage, en effet, ce "français simplifié" va se révéler bien plus complexe que le français ordinaire. Jugez plutôt. Au lieu de dire "La sentinelle doit se placer pour bien voir et se laisser voir", il est conseillé de s’exprimer ainsi : "Sentinelle y a besoin chercher bonne place. Ennemi y a pas moyen mirer lui. Lui y a moyen mirer tout secteur pour lui". Trois phrases au lieu d’une ! La Grande Muette finira d’ailleurs par reconnaître son erreur. Le 7 juillet 1926, le très officiel Règlement provisoire interdit tout recours au parler "petit nègre".

Et pourtant… Exclu de l’armée, ce stéréotype continuera d’être employé durant tout le XXe siècle dans la littérature, le cinéma, la publicité, la BD, les cartes postales… Dans l’une de ses chansons, Edith Piaf met par exemple en scène un "pauvre Nègre" s’exprimant ainsi : "Moi pas vouloir quitter pays/Moi voulu voir le grand bateau" (2).

La France impériale s’est toujours méfiée de l’école

Le parler "petit nègre" est évidemment révélateur de la pensée raciste de l’époque, mais son existence remet aussi en cause le discours général de la France sur la colonisation. Pourquoi, en effet, aurait-il fallu y recourir si, comme nous le prétendions, notre pays avait bel et bien apporté les "lumières de la civilisation" aux populations locales ? Les historiens ont d’ailleurs établi depuis longtemps le caractère mensonger de ce récit (qu’avait déjà réfuté en son temps Clemenceau). Avec un argument massue : nulle part il n’y a eu de scolarisation généralisée. Et nulle part celle-ci n’a été gratuite avant la Seconde Guerre mondiale. Les chiffres en témoignent. En 1924, l’Afrique occidentale française comptait plus de 12,5 millions de personnes, mais moins de… 28 000 élèves, soit 1 habitant sur 500 (on en recense 1 pour 5 en France aujourd’hui).

En réalité, les rares écoles publiques étaient réservées à une petite minorité appelée à assister l’administration coloniale. "Les élèves des "écoles des fils de chefs", étaient destinés, après leurs études, à servir d’intermédiaires entre les colons et les communautés locales, occupant là une position très enviable, qui générait prestige et avantages matériels […] tout en étant eux-mêmes soumis au pouvoir colonial", écrit ainsi l’historienne Rozenn Milin (3).

En réalité, la France impériale s’est toujours méfiée de l’école, de crainte que la maîtrise du français ne donne des idées dangereuses aux populations locales. "Lorsque Jules Ferry a voulu généraliser l’école primaire obligatoire dans les trois départements algériens, il s’est heurté à une opposition farouche des Français vivant sur place", rappelle le linguiste Jacques Dürrenmatt (4). La crainte d’alimenter des velléités indépendantistes sera toujours la plus forte. Paradoxalement, c’est après les indépendances que l’enseignement du français va réellement décoller, notre langue étant vue comme une ouverture au monde et un sésame pour l’accès aux études supérieures.

Quand je vous disais que l’Histoire pouvait être farceuse…

RETROUVEZ DES VIDÉOS CONSACRÉES AU FRANÇAIS ET AUX LANGUES DE FRANCE SUR MA CHAÎNE YOUTUBE

(1) Le français est à nous, par Maria Candea et Laélia Véron (Editions La Découverte)

(2) Le grand voyage du pauvre Nègre.

(3) Du sabot au crâne de singe, Histoire, modalités et conséquences de l’imposition d’une langue dominante : Bretagne, Sénégal et autres territoires, par Rozenn Milin. Thèse de doctorat en sociologie, Université Rennes 2, dirigée par Ronan Le Coadic et Ibrahima Thioub.

(4) Bescherelle Chronologie. L’histoire de la langue française, sous la direction de Jean Pruvost, Editions Hatier.

Voir aussi

Linguistiques et colonialismes. Glottopol n° 20. Juillet 2012, sous la direction de Cécile Van den Avenne.

Non-langue et littérature. L’exemple du parler petit-nègre, par Ozouf Sénamin Amedegnato, dans L’imaginaire linguistique dans les discours littéraires politiques et médiatiques en Afrique, sous la direction de Musanji Nglasso-Mwatha. Editions Presse universitaire de Bordeaux.

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