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Сентябрь
2024

"La droitisation" contestée : comment le livre de Vincent Tiberj prend à rebours les discours dominants

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Il y a chez le chercheur Vincent Tiberj, « une volonté de faire émerger des réalités qu’on n’entend plus ». Auteur de La droitisation française, mythe et réalités (PUF), le sociologue signe l’essai le plus médiatiquement controversé de la rentrée. Il fallait entendre Nicolas Demorand, sur France Inter, début septembre, juger la thèse « iconoclaste ». « La France est de droite, sans doute comme elle ne l’a jamais été », a pu ajouter Nicolas Sarkozy. Mais pour comprendre le chercheur, il ne faut surtout pas simplifier sa théorie. « C’est pour moi la pièce centrale du puzzle, écrit-il : la droitisation de la parole médiatique et de la vie politique existe, mais elle est loin de refléter ce que pense la société française. »

Dit comme ça, les résultats des législatives suivis, cinquante jours plus tard, de la nomination de Michel Barnier, accréditent plutôt l’hypothèse de Vincent Tiberj. 

« C’est très symbolique du basculement du bloc central. Michel Barnier va peut-être revenir vers plus de justice fiscale, mais pas sur la réforme des retraites et il va donner encore plus de poids à l’agenda RN sur l’immigration. Comme le dit Luc Rouban, tout se passe comme si le RN était le trou noir de la vie politique française. Il donne l’impression de tout avaler, mais c’est aussi parce que le bloc central le laisse faire. »

Dans Le Monde du 31 août, cet autre chercheur au Cevipof trouvait des raisons différentes au paradoxe « d’une victoire de la gauche dans une France à droite ». « Si la demande de services publics efficaces et accessibles sur tout le territoire a augmenté, écrit Luc Rouban, celle d’une autonomie économique plus grande […], s’affirme de plus en plus. » Cette analyse complète celle de Vincent Tiberj, plus qu’elle ne s’y oppose.

Dans la foulée de Félicien Faury et de son enquête sur Les électeurs ordinaires du RN, l’auteur de La droitisation croise les concepts de « conscience triangulaire » et de « société en sablier ». Le premier substitue à une opposition duale « eux/nous », une tripartition « ceux d’en bas/nous/ceux d’en haut ». La seconde notion formule la création, dans la sphère économique, d’une polarisation croissante entre les hauts et les bas revenus, qui vient contredire les aspirations à la « moyennisation » des modes de vie. Quand tout cela se rencontre, « ça ne peut que frotter », écrit Vincent Tiberj, dans son livre.

« Négativisation » et « grande démission »

Cette friction conduit à la fois à « une grande démission » électorale, baisse de la participation qui touche les classes populaires et les jeunes, mais aussi à « une négativisation » face à l’offre politique. « On a longtemps cru que les abstentionnistes s’en foutaient, retrace Vincent Tiberj. Mais ce n’est pas le cas. Ce n’est pas de l’anomie. Aujourd’hui, les gens ont du mal à adhérer, mais ils n’ont pas de mal à rejeter. Et quand rien ne leur plaît, ils ne votent pas. »

Puis, le politiste en retourne la responsabilité, qui d’après lui, vient d’en haut. « Toute une partie de la société est coincée entre l’assignation à un statut précaire et l’invisibilisation dans les médias et la sphère politique », analyse le chercheur. La gauche notamment ne saisit pas les aspirations à l’œuvre dans ce « précariat », ni les conséquences de la mondialisation sur ces travailleurs pauvres. « La classe politique ne sait plus ce que sont les classes populaires, ajoute-t-il. On a perdu le sens des réalités sociales. »

« Les données sont têtues »

Vincent Tiberj oppose la vitalité et l’ouverture de la société au raidissement médiatique et politique. « Tout le monde ne veut pas construire des ponts entre les gens, mais il y en a beaucoup qui créent des associations, qui aident les autres et on ne les entend pas, reprend-il. En revanche, on entend bien le refrain sur la France Orange mécanique, l’immigration et la guerre civile et l’école comme territoire perdu de la République. »

Dans son essai, Vincent Tiberj use d’indices longitudinaux, agrégats de sondages à travers les années, qui contredisent une évolution réactionnaire. « Les données sont têtues », plaide-t-il. Le chercheur remonte à contre-courant les discours dominants sur la laïcité, le racisme et l’antisémitisme. « Il y a effectivement des individus à gauche qui se conforment à la théorie [de Pierre-André Taguieff] sur la nouvelle judéophobie, mais ils sont largement plus nombreux et majoritaires, parmi les répondants de gauche à être simultanément critiques à l’égard d’Israël tout en étant sans préjugé antisémite », écrit-il.

Les gens qui regardent CNews pensent que ce qui est dit est vrai.

Cette nuance bienvenue contraste avec ce que le sociologue appelle « le cadrage » des débats et le choix des thèmes opérés par les médias et les élus, autour par exemple du wokisme et de l’islamophobie. « La diversification des sources d’information » (TNT, internet, réseaux sociaux) a, selon lui, rendu possible « une forme d’enfermement cognitif ».

« Les gens qui regardent CNews pensent que ce qui est dit est vrai, éclaire-t-il. C’est comme avec Donald Trump, certains pensent qu’il remet en cause les bases mêmes de la culture politique américaine et d’autres sont sûrs du contraire. » Pour le sociologue, les polarisations affective et idéologique « se complètent ». « On ne peut pas séparer l’émotion de l’idéologie », souligne-t-il.

« Le même chemin » que les États-Unis ?

Dans son livre, Vincent Tiberj s’inquiète de voir que « la France est peut-être en train de suivre le même chemin » que les États-Unis. La victoire de Marine Le Pen serait-elle inéluctable ? « Je ne me risque plus aux pronostics, mais c’est un scénario possible. Ses forces sont mobilisées, mais minoritaires. Cela va se jouer entre la capacité de cette minorité à se mobiliser et celle des opposants plus fragmentés à se réunir. Mais le vent du boulet n’est pas passé loin »

Pour faire face, Vincent Tiberj en appelle à redonner de la place à l’énergie citoyenne. Mais sans naïveté. « Cela va passer par une nouvelle culture politique, conclut-il. Le macronisme a fonctionné comme une entreprise, incapable de pratiquer l’horizontalité. Contrairement à ce qu’ils pensent, les citoyens sont capables de décoder les messages politiques et de construire des alternatives. Les conventions citoyennes l’ont montré. Mais on les a ignorées. »

Sébastien Dubois