Laguiole est bien armé pour devenir l’un des plus riches villages de France
Chaque année, entre 250.000 et 300.000 visiteurs déambulent dans les rues du bourg de Laguiole. Dans un département de l’Aveyron qui compte un « Plus beau village de France » tous les 10 kilomètres, la silhouette trapue de ce gros bourg de montagne n’est pas la plus remarquable. Ce ne sont pas ses vieilles maisons de granite qui font étinceler la petite capitale de l’Aubrac. La commune de Laguiole compte 1.246 habitants et 1.118 emplois. Peu de bourgades du Massif central peuvent se targuer d’un tel ratio. Cette prospérité transpire dans la rue principale. Les devantures sont pimpantes voire chics. Laguiole, et c’est notable, est épargné par les revendeurs de babioles qui pullulent dans les villages classés.
Ce ne sont pas ses vieilles maisons de granite qui font étinceler la petite capitale de l’Aubrac. Photo Richard Brunel « Notre taux de chômage tourne autour de 2,5 % », se félicite le maire Vincent Alazard. Les premiers employeurs sont les couteliers : 180 emplois sur la commune et 250 sur le nord-Aveyron. La coutellerie à Laguiole, ce sont deux grosses PME plantées côte à côte sur la zone d’activités tandis que le bourg héberge une dizaine d’ateliers et de boutiques de coutellerie.
Il faut imaginer qu’au début des années 1980, la longue histoire du couteau paysan aveyronnais ne tenait plus ici qu’à un fil. Deux coutelleries historiques, qui ont d’ailleurs toujours pignon sur la grand-rue de Laguiole, étaient approvisionnées en couteaux pliants par les manufactures de Thiers. Le miracle de la « renaissance » du couteau de Laguiole dans son foyer originel repose sur un alliage rare : la rencontre entre des élus imaginatifs, des investisseurs, dont un brasseur aveyronnais en vue sur la place parisienne, et le designer Philippe Starck.
La coutellerie aveyronnaise, une affaire qui tourne avec une fabrication artisanale de produits haut de gamme. Photo Richard Brunel Les parents du président du syndicat des fabricants aveyronnais du couteau de Laguiole, Honoré Durand, « étaient photographes » et font partie des commerçants locaux qui ont opéré une audacieuse reconversion vers la coutellerie.
La petite capitale de l'Aubrac a tout misé sur l'économie et sur des produits de qualitéLa sauce a pris à la fin des années 1980. « La chance, c’est qu’au même moment, notre restaurateur Michel Bras s’est imposé dans la haute gastronomie », retrace le maire.« Notre nouveau projet, c’est une salle des fêtes, nous sommes les seuls dans tout l’Aubrac à ne pas en avoir une digne de ce nom », annonce le maire de Laguiole, afin d’insister sur la priorité locale, poursuivie par ses prédécesseurs depuis des décennies : l’économie. Premier jalon symbolique, c’est cette sculpture de taureau qui trône sur le champ de foire depuis 1947.
Le taureau de race aubrac, un autre symbole de la bonne fortune du territoire. photo Richard Brunel « Au sortir de la guerre, on subissait l’exode rural de plein fouet, on craignait même que la race aubrac disparaisse », situe Vincent Alazard. La « remontada » de Laguiole a commencé par le fromage : en 1960, de jeunes éleveurs ont fondé la coopérative Jeune montagne, qui a donné une nouvelle dimension à la tome de Laguiole, en décrochant l’année d’après l’AOP. Jeune montagne emploie aujourd’hui 180 salariés sur la commune. La relance de la race aubrac s’est adossée à cet élan fromager. Si elle est à la recherche d’un nouveau souffle aujourd’hui, comme tant d’autres en moyenne montagne, la station de ski (1.400 mètres) a précédé l’envol du restaurant de Michel Bras et le renouveau de la coutellerie dans les années 1980. Le « panier » d’activités est bien garni mais la force du territoire, pour Vincent Alazard « c’est qu’il y a toujours eu une synergie : entre public et privé, mais aussi entre la commune centre et le plateau ».
« Nous avons beaucoup communiqué à Laguiole, ce qui a fait découvrir l’Aubrac, et aujourd’hui l’Aubrac ne nous le rend bien »
D’emblée, la Forge de Laguiole, s’est inscrite dans cette trajectoire d’excellence. Design, création, clientèle de chefs étoilés. Cette manufacture est le navire amiral du « revival ».
Des centaines d'autocars déversent des dizaines de milliers de tourisme chaque annéePhilippe Starck l’a signée d’une lame dressée vers le ciel. « Nous exportons aujourd’hui à 65 % », signale Gilles Gassou, qui dirige les 90 salariés du leader aveyronnais. Moins tournée vers l’export, la PME d’Honoré Durand n’en poursuit pas moins une stratégie proche de celle de ses voisins : maîtrise de A à Z de la fabrication artisanale et volonté de totale transparence sur les matériaux et le savoir-faire. « Nous sommes la quatrième entreprise la plus visitée d’Occitanie », se réjouit le patron. Des centaines d’autocars déversent des dizaines de milliers de touristes chaque année devant La Forge de Laguiole et la coutellerie Honoré Durand.
Cet allant touristique et commercial suscite une pointe d’admiration chez Yann Delarboulas, chef d’entreprise thiernois et président de la Fédération française de la coutellerie.
« Nos collègues aveyronnais sont d’excellents commerçants et communicants. C’est notre point faible à Thiers. Nous avons toujours été avant tout des fabricants »
Cette différence de culture entrepreneuriale, qui générait autrefois une fructueuse coopération économique entre les deux bassins, alimente malheureusement aujourd’hui le contentieux autour de l’indication géographique protégée (IGP) couteau de Laguiole Les autochtones veulent la limiter au seul nord-Aveyron.
Indication géographique du couteau de Laguiole, ce n’est toujours pas tranchéLa guerre intestine qui déchire le petit monde des couteliers paraît anachronique à l’heure où le « made in France » nécessiterait de faire front commun contre les contrefaçons asiatiques. « Les couteaux laguiole à 10 euros vendus en grande surface ou sur les marchés, c’est 90 % des volumes », rappelle le président de la fédération des couteliers. Les Laguiolais semblent animés par un esprit de revanche d’ex- « colonisés ». « À Thiers, ils nous ont toujours pris pour des guignols », se cabre Honoré Durand. Tandis que les Puydômois aimeraient que les Aveyronnais aient la reconnaissance du ventre.
« Le savoir-faire est toujours venu de Thiers. Y compris pour lancer ce super projet qu’a été la Forge de Laguiole », insiste Yann Delarboulas. « Nous, ce qu’on veut, c’est que le consommateur ne se fasse pas berner », martèle Honoré Durand. La querelle s’éternise.
Les couteliers aveyronnais, comme ici Benoît Mijoule , qui a prignon sur rue à Laguiole, rivalisent de créativité. Photo Richard Brunel
« Nous ne sommes pas Auvergnats », clament les Aveyronnais, soutenus par la région Occitanie. De fait, À l’âge du fer, les Rutènes, ce n’était pas la même tribu que les Arvernes. Le coup du village gaulois qui défend son territoire, ça marche toujours. Le maire de Laguiole le constate avec bonhomie : « Plus on parle de cette affaire avec Thiers, plus notre notoriété s’accroît ».
Sur dix couteaux pliants de modèle laguiole fabriqués en France, huit le sont à Thiers et deux à Laguiole. « Ca reste le best-seller à l’export. Quand on touche de nouveaux clients à l’étranger, c’est toujours par le laguiole », reconnaît le président de la fédération française de coutellerie, Yann Delarboulas.
C’est dire l’enjeu de l’indication géographique (IG). Les Aveyronnais ont remporté le dernier round : début juillet, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a annulé l’IG validée en 2022 par l’INPI (Institut national de la propriété industrielle) qui délimitait une large aire historique de fabrication incluant six départements. Les représentants de la filière en Auvergne seraient désormais prêts à aller en cassation.
L'enjeu, c'est l'estampage, qui permet d'inscrire l'origine sur la lame. Photo Richard Brunel
En attendant que la justice tranche définitivement, il n’y a plus d’IG valide. Honoré Durand propose aux Thiernois d’indiquer « laguiole fabriqué à Thiers » sur les lames. Or un essai a montré que c’était une impasse commerciale.
Le risque de fragilisation de la filière et notamment des sous-traitants du bassin de ThiersÀ Laguiole, on prête à certaines entreprises de Thiers un manque de rigueur sur la défense du nom, voire du « made in France ». Selon Yann Delarboulas, la farouche détermination des Aveyronnais à se réserver l’exclusivité de l’« appellation » laguiole pourrait faire sombrer les sous-traitants puydômois qui sont la colonne vertébrale de la filière.
Dans les ateliers de Laguiole, ceux des deux PME leaders ou des artisans-créateurs, on revendique le « fait main ». Si certaines pièces peuvent être encore commandées aux sous-traitants de Thiers, l’autonomie du bassin coutelier aveyronnais est favorisée par la forge de Montézic, détenue par la deuxième entreprise coutelière de l’Aubrac, historiquement implantée dans la vallée, à Espalion.
De jeunes artisans passionnés fabriquent des couteaux de A à Z. Photo Richard Brunel.
La bonne santé économique de la coutellerie dans le nord-Aveyron provoque des tensions sur le recrutement. Le défi est d’attirer des profils de jeunes passionnés (ou de personnes en reconversion) dans l’Aubrac. Capables, une fois formés, de réaliser de bout en bout des couteaux d’exception Les entreprises de ce bassin disposent désormais de l’outil dont elles rêvaient depuis longtemps : un centre de formation. La première promotion de huit apprentis couteliers vient d’entamer sa deuxième année à Laguiole.
Twelve, le whisky de l'Aubrac qui s'inscrit dans la stratégie locale de produits de qualité. Photo Richard Brunel
Les couteliers et les élus du nord-Aveyron ont accueilli un nouveau « produit local » à bras ouvert : Twelve, le whisky d’Aubrac. Une boutique très soignée dans la grande rue affiche l’ambition haut de gamme de l’équipe qui a monté cette distillerie. L’eau pure du plateau, l’orge produit dans la région, les paysages, en particulier les tourbières qui évoquent la patrie du whisky… sans parler de ce fort allant touristique de Laguiole : les douze (!) créateurs de Twelve ont mis toutes les chances de leur côté.
Notons que ces Aveyronnais, par pure modestie, ne disputent pas à l’Écosse une indication géographique sur le whisky.
Reportage : Julien Rapegno et Richard Brunel (photos)