« Je voulais qu'on parle de l'établissement » : dans l'Allier, ce lycée teste la tenue unique
Il est 8 h 35 à Varennes-sur-Allier, ce mercredi 4 septembre. Trois jours après la rentrée des classes, deux bus se garent devant le collège Antoine-de-Saint-Exupery et le lycée professionnel public Val d’Allier, qui partagent le même parking. Un flot d’adolescents en sweat-shirts et polos bleu marine s’en échappe, s’élançant rapidement vers la grille du lycée, cinq minutes avant que la sonnerie ne retentisse.
Profs, parents et élèves ont été consultésCes lycéens ne portent pas un uniforme, mais une tenue unique. La terminologie a son importance, et le proviseur de l’établissement, Philippe Basmadjian, l’a bien noté. « On a fait trois sondages auprès des élèves, pour recueillir leur avis l’année dernière, et dans le premier on utilisait le mot “uniforme”. Seul un tiers y était favorable. Dans les suivants, après qu’une designeuse soit venue travailler avec eux sur le logo, et lorsqu’ils ont compris qu’il s’agissait uniquement du haut, ils étaient déjà plus de la moitié à accepter l’expérimentation. »Veste, sac, basket, pantalon... De nombreux éléments de la tenue restent au libre choix des élèves.
Une majorité, donc, mais l’unanimité, sûrement pas. Un peu à l’écart de l’entrée de l’établissement, un groupe de jeunes filles discute avant les cours. L’une d’entre elles porte une discrète croix en pendentif. À son évocation, elle s’excuse presque : « Je la rentrerai sous mon col dans le lycée ». Une de ses amies proteste : « Quelque chose d’aussi discret ne devrait pas être autant un sujet de discussion ».
Exprimer ses valeurs individuelles et sa personnalité à travers son apparence semble essentiel, pour les adolescentes. Cette lycéenne a d’ailleurs rangé sa tenue unique bien au fond de son sac à dos, et elle attendra la dernière seconde avant de l’enfiler. « Je n’ai pas signé pour la porter en dehors de l’établissement, je ne la mettrai qu’à l’intérieur. On est déjà en filière professionnelle, dans laquelle on porte des tenues de sécurité. On est pourtant assez grands pour choisir nos vêtements, pourtant on ne pourra plus le faire du tout. »
On nous dit que ça va éviter le harcèlement et les moqueries. Mais il n’y a jamais eu ce type de problèmes, ici. Et si ce n’est pas à cause des habits, ça sera à cause d’autre chose
Toutes deux en 1re ASSP (Accompagnement, soins et services à la personne), elles sont loin d’être ravies par l’expérimentation. La première, en internat, se demande comment elle va pouvoir tenir une semaine avec seulement deux sweats sans pouvoir les laver. La seconde estime que la voix des élèves n’a pas assez été prise en compte. Et surtout, que ça ne sert à rien. « On nous dit que ça va éviter le harcèlement et les moqueries. Mais il n’y a jamais eu ce type de problèmes, ici. Et si ce n’est pas à cause des habits, ça sera à cause d’autre chose… »
La règle a du mal à passerJulie, 14 ans, est entrée en seconde cette année. Et elle, le sweat, elle le trouve « plutôt cool. Ça donne un petit côté américain. » Pour sa mère, Karine, la tenue unique est même « super cool ! Je suis pour, pas pour résoudre des problématiques de religion, mais plutôt parce que certaines jeunes filles s’habillaient un peu court, ou avec un peu trop de frous-frous… Là au moins, c’est carré. »
8 h 40, la cloche sonne, et la professeure d’EPS liste ses élèves, dans la cour. Mais un sweat-shirt marine manque à l’appel. « Jeune homme, pourquoi vous ne portez pas la tenue, comme les autres ? » « On allait l’enlever en sport, ça servait à rien. » « Non, c’est obligatoire dans l’établissement. » Certaines habitudes n’ont pas encore été prises… Ou bien certaines règles pas encore comprises.
Dans la salle de classe des 1re ASSP, les élèves en profitent d’ailleurs, un peu. Quatre d’entre eux dénotent, avec leurs sweats, car c’est tout de même la tendance, mais les leurs sont colorés. Et quand l’enseignante leur demande pourquoi, ils expliquent qu’ils n’ont pas eu le temps de laver leur uniforme après l’avoir reçu, quelques jours plus tôt. Provoquant un sourire appuyé et sans équivoque chez leurs camarades.
On veut s’affirmer, montrer notre personnalité. Là, on se ressemble tous.
« C’est trop moche » pour Aman, Jade trouve que « c’est inutile » puisque seul le haut est concerné et que le harcèlement peut se faire sur le physique, ce qui sera encore plus blessant, et Athénaïs argumente qu’« on veut s’affirmer, montrer notre personnalité. Là, on se ressemble tous. » Les professeurs, eux, sont surpris, pour ne pas dire dépités, par ces réactions d’opposition. « Vous étiez pourtant une majorité à être d’accord quand on a fait les sondages… »
L'équipe enseignante est mitigéeNathalie Gadet-Aurox est coordinatrice Ulis (Unité localisée pour l’inclusion scolaire), et si elle était partagée sur la question lors du vote des professeurs, eux aussi consultés, elle s’annonce désormais satisfaite : « Ça va mettre tout le monde sur un pied d’égalité. À leur âge on se cherche, et avoir son identité c’est important. Mais ils le font bien en Angleterre et aux USA, et ça développe leur créativité pour se démarquer ! Je suis curieuse de voir ce qu’ils vont en faire. » Elle a même suggéré au directeur, par solidarité avec les élèves, que les professeurs jouent aussi le jeu en adoptant les nouvelles couleurs du lycée.
Dans la classe des CAP AAGA (Agent accompagnant au grand âge), la professeure, qui jugeait trop décolletées certaines tenues des élèves, est elle aussi satisfaite. « J’ai dit à mes élèves qu’elles pourraient jouer sur les baskets pour se différencier. »
Au sein de l’équipe enseignante, on sent les avis mitigés. Les motivations de la démarche interrogent. Pour Stéphane Zapora, prof d’histoire et de lettres, il n’est en effet pas question de gommer les inégalités sociales, puisqu’« il reste l’iPhone et les baskets ». Et contre le harcèlement ? « On a déjà un dispositif qui fonctionne très bien, d’ailleurs il y a plus de harcèlements au collège voisin que chez nous. » S’agit-il d’encadrer les tenues des jeunes filles ? « À l’Education nationale, on discute souvent des vêtements, des filles comme des garçons, et on n’a pas toujours le même avis. Les tenues restent un sujet mouvant. » Philippe Basmadjian, le proviseur, a tout de même tranché sur la question : « Je n’ai rien contre les crop top ».
Alors pourquoi ce dernier s’est-il montré intéressé par l’expérimentation lorsque la Région l’a contacté l’année dernière, trois mois après sa prise de poste ?
« Ce lycée, c’est un diamant brut »Sa première motivation est personnelle. Nouveau proviseur de cet établissement qu’il a choisi, après avoir été adjoint au lycée Paul-Constans de Montluçon, Philippe Basmadjian souhaitait « impulser un mouvement. J’ai senti que le personnel de la Région avait compris que pour que je sois crédible à mon arrivée, il fallait une évolution. »Philippe Basmadjian, proviseur du lycée Val d'Allier.Alors le directeur ne chôme pas : dès la rentrée 2023, il ouvre une classe défense en partenariat avec la gendarmerie de l’Allier, fait partir des élèves en séjour de Service national universel (SNU)… Et se porte volontaire pour participer à la coconstruction de l’expérimentation de la tenue unique. Une manière d’apporter sa touche personnelle au lycée professionnel, qu’il considère comme « un diamant brut ». D’en mettre plein les yeux à la Région, aux élèves, et au grand public. C’est d’ailleurs sa seconde motivation à l’adoption de la tenue unique. « Je voulais qu’on parle de l’établissement. Il souffre d’un manque de connaissance, et de reconnaissance. Donc je cherchais une solution pour que les gens voient qu’il y a du changement. »
Pour l’honneur du lycéeL’indice de position sociale (IPS) permet de classer les établissements scolaires en fonction des catégories socioprofessionnelles des parents d’élèves. Plus cet indice est élevé, plus l’élève évolue dans un contexte favorable à sa réussite scolaire. Celui du lycée Val d’Allier est de 76, soit le plus bas du département, dont la moyenne des 21 lycées s’établit à 100,3. Pour Philipe Basmadjian, l’enjeu est donc clair : « Je veux que les élèves viennent ici de manière choisie et qu’ils soient fiers de porter la tenue du lycée. Je leur dis d’ailleurs, quand je les vois dans la rue avec leur sweat-shirt : vous êtes des ambassadeurs. » À entendre certains lycéens, le pari est réussi : « l’honneur du lycée », « trop la classe... » Tous ne sont pas opposés au dispositif, loin de là.
Reste à savoir si, au vu du contexte social de l’établissement, l’argent mis dans la tenue unique n’aurait pas dû être investi ailleurs ? « Je n’ai pas de besoin non couvert, ou mal couvert, affirme le proviseur. Et le coût est de zéro euros pour les familles, ce qui peut leur permettre d’investir un peu plus sur les chaussures, le blouson… » Stéphane Zapora ne partage pas cet optimisme. Pour le professeur d’histoire et lettres, « de l’argent, il en faut sur les personnels, notamment en début de carrière. Il faut pouvoir résorber la part de précarité dans nos métiers. »
Quant à savoir si le test portera ses fruits, il s’interroge : « Est-ce qu’il y aura la pérennité financière pour maintenir le dispositif, et est-ce qu’il ne s’agit pas juste d’un coup politique ? » Il attend en tout cas de pied ferme les résultats. « Ça reste une expérimentation. On verra bien s’il y a un retour. »
Combien coûte le kit ?Le trousseau livré fin août est composé de deux sweats à manches longues, trois polos et deux tee-shirts. Il est bleu marine, avec le logo choisi par l’établissement et celui de la Région. En coton bio, il est entièrement élaboré en Auvergne-Rhône-Alpes. Chaque kit a coûté 224 € HT par élève et par an, soit 67.200 € pour le lycée Val d’Allier, où 300 kits ont été livrés, pour 245 élèves. Le coût total pour la Région, dans laquelle quatre lycées sont volontaires (soit 3.000 à 4.000 élèves) est d’un million d’euros. Pour Yannick Monnet, député PCF de la circonscription et ancien éducateur spécialisé, « il est plus facile d’acheter des uniformes que d’embaucher des professeurs. Les inégalités sociales, on ne les cache pas, on les combat, et pour ça il faut des moyens humains. Avec les uniformes, on fait diversion. »
Texte Sandrine Gras
Photos François-Xavier Gutton