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2024

L’Empire romain, depuis le Cèdre jusqu’à l’Hysope

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Cinq siècles après sa naissance mythique en 753 av. J.-C, Rome était devenue « la plus grande puissance de toute la Méditerranée ». Après que sa République fut mise à mal, elle deviendra, malgré l’incessante menace Barbare (Goths, Huns, Francs, Saxons, etc.), l’un des plus vastes Empires que l’humanité ait jamais connu. Isaac Asimov nous en fait, dans son livre L’Empire romain, un plaisant récit historique. Il s’agit en réalité du second volume d’une dilogie sur l’histoire globale de l’Antiquité romaine : un premier ouvrage, intitulé sobrement La République romaine, embrasse préalablement la période allant du Ve au Ier siècle av. J.-C. Dans ce second livre, originellement paru en 1967, le prolifique écrivain américain nous montre toute l’étendue de sa science didactique. Bénéficiant de la remarquable traduction française de Christophe Jaquet, L’Empire romain balaie les cinq siècles de domination impériale romaine sur un territoire s’étendant des rives européennes de l’Atlantique aux confins de l’Asie mineure, entre 29 av. J.-C et 476. Cette nouvelle édition est par ailleurs superbement illustrée par les planches commentées de Benjamin Van Blancke, spécialiste du dessin à l’encre, parfaitement intégrées dans le rigoureux découpage chronologique effectué par Asimov lui-même.

Grandeur et décadence

Le livre s’ouvre sur la fin de la République romaine avec l’assassinat de Jules César en 44 av. J.-C. Après la période prospère que le monde romain aura connu sous Jules César, les guerres civiles redoublent. Octave, petit-neveu de César, parvient à s’emparer du pouvoir. Après une lutte à mort contre Marc Antoine, il règnera sans partage pendant quarante ans, en tant que princeps (« premier citoyen », formule qui donnerait plus tard le mot « prince ») et sous le titre d’Auguste (sous lequel il est passé à la postérité), sur un empire s’étendant de l’Espagne à l’Égypte — à cette date, toutes les rives de la Méditerranée étaient déjà sous le contrôle direct de Rome. Depuis 43 av. J.-C., l’armée considérait Octave comme Imperator, qui signifie « chef auréolé du prestige de la victoire ». Il est ainsi regardé comme « le premier des empereurs romains ». Ne voulant cependant pas exhumer le titre honni de « roi », il se fit élire annuellement consul, avant d’inventer de nouvelles bases légales à son pouvoir. Le régime qu’il met en place, où le souverain ne revendique que l’autorité du « premier » des citoyens, est appelé le Principat.

Sous son long règne, prospère et réformateur, qualifié par Asimov de « premier gouvernement mondial pacifique et éclairé », les institutions républicaines vieillissantes s’effacèrent mais le Sénat fut conservé. Les premiers empereurs en tireront leur légitimité, tandis que le recrutement des sénateurs s’élargira progressivement à l’Italie puis à l’ensemble de l’Empire. Une garde prétorienne fut créée, composée d’une dizaine de milliers de soldats déployés à Rome et sur tout le territoire italien. L’empereur contrôlait l’armée, id est les vingt-huit légions romaines cantonnées sur les frontières extérieures de Rome pour dissuader les tribus barbares de s’introduire sur le territoire de l’Empire — armée qui devint au fil du temps essentielle dans la désignation des dirigeants. Alors que, sous la République, les habitants de Rome étaient en proie aux vols et aux extorsions, y compris de la part des détenteurs du pouvoir, il fallut rétablir une fiscalité saine et efficace ; Auguste mit donc l’innovation fiscale au service de la paix dans l’Empire. Cependant, après deux siècles de Principat unique légitimé par le Sénat, le pouvoir romain passera rapidement au règne de souverains issus des rangs de l’armée, et l’Empire se scindera en deux parties inégales, l’Empire romain d’Occident et celui d’Orient, cogérées par deux Empereurs qui n’auront de cesse de se chercher querelle.

Si vis pacem, para bellum

En dépit du remarquable travail et des mesures sociales prises par les premières lignées d’empereurs romains (celles d’Auguste, de Vespasien et de Nerva), la brillante Rome s’enfonça peu à peu dans l’obscurité. Assassinats, intrigues, complots et empoisonnements jalonnent la chronique romaine, et les guerres internes à l’Empire abîment gravement la pax romana. Dans un Empire où le pouvoir est pour partie un bien patrimonial, les mariages impériaux se font et se défont avec une facilité déconcertante et peu d’empereurs romains pourront se targuer d’être morts « de mort naturelle ». Les périodes successorales sont incontestablement des moments cruciaux pour les dirigeants, dans un régime qui ne prévoit pas de mécanisme permettant d’assurer la continuité du pouvoir, tel que des élections. Les empereurs n’ayant pas d’héritiers directs prennent l’habitude d’adopter ou de désigner de leur vivant leur(s) successeur(s). Contre cette pratique, les auteurs romains attachés à la tradition républicaine forgeront les portraits de plusieurs « despotes », passés à la postérité avec une réputation de folie meurtrière ou de légendaire incurie — Caligula et Néron furent de ceux-là. Du reste, à partir de la fin du IIe siècle, les périodes de paix devinrent rares, car seule une guerre presque constante permettait conserver l’intégrité des frontières de l’Empire. « Il est souvent plus facile de faire la guerre que de faire la paix », remarque d’ailleurs Asimov — et à la glorieuse expansion de l’Empire sous les lignées d’Auguste et de Vespasien succéda un impérieux besoin de sécuriser des frontières, souvent chèrement acquises.

Asimov explique avec brio comment la provincialisation de l’Italie, les épidémies qui anémièrent l’Empire, l’entretien de l’armée qui mit les finances impériales exsangues, le morcellement du pouvoir en deux ou en quatre parties, la préférence pour Constantinople au détriment de Rome et l’arrivée au pouvoir suprême de chefs Barbares après Théodose participèrent de l’émiettement de l’Empire, qui sera d’abord fatal à la partie occidentale. Au-delà des frontières, plusieurs régions limitrophes, historiquement hostiles à Rome, tentent durant toute la période impériale de s’affirmer ou d’envahir le territoire romain. Ainsi de la Parthie, vieille monarchie perse détruite trois siècles plus tôt par Alexandre le Grand, située dans l’actuelle Iran, ou des tribus de Germains réputées belliqueuses, qui évoluent au nord de la partie européenne de l’Empire. L’une et les autres se dresseront contre Rome à partir de la fin du IIe siècle « pour la mettre en pièces ».

La rapide montée en puissance de la chrétienté

« L’évènement le plus important […] de toute l’histoire de la civilisation fut […] la naissance d’un individu obscur, dans un coin tout aussi obscur de l’Empire, et qui passa à l’époque totalement inaperçue ». C’est ainsi qu’Asimov présente le point de départ de vingt siècles de christianisation du monde occidental. Cinq siècles après l’évènement, Denys le Petit, un moine syrien, plaça cette naissance (après un savant calcul dont il eut le secret) en 753 ab urbe condita (comprendre « depuis la fondation de Rome »). Par la suite, cette date fut acceptée par les autorités chrétiennes des peuples d’Europe, en dépit de son erreur présumée. La religion chrétienne, considérée au départ comme le culte d’une secte juive créée par les disciples de Jésus, prit un essor considérable parmi les païens dès les premières lueurs de l’Empire, grâce, entre autres, aux actions de Paul, qui entreprit de prêcher le christianisme au-delà de la communauté juive, après avoir reçu une vision du Christ. Le christianisme se répand dans l’Empire malgré une persécution quasi-constante des chrétiens, accusés d’être responsables des malheurs qui s’accumulaient sur l’Empire. Beaucoup moururent ainsi en martyrs. Mais au début du IVe siècle, l’empereur Constantin « commença à prendre des mesures pour que l’Empire devint chrétien » et se convertît lui-même au catholicisme sur son lit de mort.

L’Église, dans laquelle se fondirent les autres cultes présents dans l’Empire (et qui fut largement inspirée à ses débuts par la philosophie néo-platonicienne, « dont beaucoup d’idées se frayèrent un chemin dans l’Église »), réussit à rassembler de plus en plus d’adeptes. Elle s’organisa en conséquence, « faisant figure de roc inébranlable au milieu d’un monde houleux et chaotique ». Religion urbaine ab initio, le christianisme se diffusa alors lentement parmi les classes éduquées et certains philosophes se convertirent — il faut dire que la théologie était alors devenue « une sorte de nouvelle quête intellectuelle ». Après d’âpres luttes théologiques entre chrétiens, la consécration de l’orthodoxie (« pensée droite ») catholique fut actée au Concile œcuménique de Nicée, en 325, sans clore pour autant les luttes doctrinales. Une véritable hiérarchie s’installa dans l’Église avec, à sa tête, les évêques, dont certains avaient rang de patriarches. Celui de Rome, revendiquant la primauté entre eux tous, reçut le nom de Pape dans les années 450.

Un terreau culturel fertile

À ses origines, la religion de Rome, polythéiste et centrée sur le respect scrupuleux des rites, était principalement de nature agricole, « destinée à assurer la fertilité des sols, obtenir des pluies suffisantes et garantir de bonnes récoltes ». Sous l’Empire, ces cultes anciens avaient presque disparu car, outre les paysans, la société était alors composée de classes supérieures auxquelles les rites agraires ne seyaient guère : « leurs intérêts allaient au-delà du simple espoir d’une bonne récolte ». Les questions que se posaient ces Romains éduqués, et auxquelles devait répondre la religion, étaient de plus en plus complexes — elles étaient celles de la vie bonne et heureuse, ou du fonctionnement de l’univers. Dès les derniers siècles de la République, quand les classes supérieures romaines découvrirent la culture grecque et l’enseignement des philosophes qui avaient bâti des théories élaborées sur ces sujets, la « religion » hellénique se mêla à celle des Romains. Les doctrines du philosophe grec Épicure, dont l’héritage est aujourd’hui largement galvaudé, furent par exemple adoptées par de nombreux membres de l’élite romaine, tout comme la philosophie stoïcienne de Zénon, reprise par Sénèque, le plus célèbre des stoïciens romains et tuteur impuissant du jeune Néron. De différentes manières, la philosophie (ou les philosophies), art maître et pluriel sous l’Antiquité, servit grandement la cause des premiers empereurs.

Comme pour la philosophie, les arts romains furent de dignes héritiers des arts helléniques. Si les empereurs étaient généralement de fervents amateurs de littérature, voire des protecteurs des arts et des lettres (des mécènes, dirait-on aujourd’hui, par référence à Mécène, le ministre d’Auguste), plusieurs d’entre eux, tels Néron ou Marc Aurèle, les pratiquaient avec un certain talent. Du premier, la légende raconte qu’il « jouait de la lyre pendant que Rome brûlait ». L’époque augustéenne — à laquelle on peut rattacher Cicéron, et plus encore Virgile, Ovide ou Tite-Live, pour ne citer que les auteurs les plus fameux — est généralement considérée comme « l’âge d’or culturel » de Rome. Viendra ensuite l’âge d’argent, sous la lignée de Nerva. De nombreux satiristes (dont Juvénal, à qui l’on doit la formule acerbe sur le pain et les jeux, panem et circenses, destinée à moquer une civilisation du divertissement) et historiens (Tacite, Suétone, Plutarque ou Épictète) ont écrit à cette période. Les rares ouvrages historiques qui nous sont parvenus datent de ce siècle et restent essentiels, malgré leurs biais idéologiques et leurs artifices littéraires, pour appréhender l’histoire romaine dans son ensemble.

Trois cents pages suffiront au génial Asimov pour former une image saisissante – quoiqu’inévitablement dépassée sur certains points et nettement eurocentrée – de cette période structurante de l’histoire de l’humanité : « nous-mêmes vivons encore avec l’héritage de cette culture ». Comme il est convenu de le dire à propos d’une célèbre actrice de cette période, Cléopâtre, si l’Antiquité romaine n’avait pas été ce qu’elle fut, la face du monde en eût certainement été totalement changée.