Amir Tibon : "En tant qu’Israéliens, nous voulons la paix avec nos voisins, mais..."
Il faut emprunter une allée bordée de palmiers géants pour pénétrer dans l’enceinte du kibboutz Mishmar Haémek, qui surplombe la vallée de Jezréel, en basse Galilée. C’est dans ce décor pastoral que près de 420 membres du village collectif Nahal Oz, situé à 700 mètres de la bande de Gaza, ont trouvé refuge, après avoir réchappé aux massacres du 7 octobre commis par le Hamas. Onze mois après la tragédie nationale, ces survivants résident toujours dans ce kibboutz d’accueil.
Secouru avec sa famille, au bout de onze heures, par son père, un général à la retraite, le journaliste du quotidien de gauche Haaretz, Amir Tibon, 35 ans, est devenu leur porte-voix. Dans Les Portes de Gaza (parution le 19 septembre, aux éditions Christian Bourgois), ce correspondant diplomatique alterne un récit personnel des évènements du "Samedi noir" avec une analyse du conflit israélo-palestinien.
Le 2 septembre, jour de l’entretien qu’il accorde à L’Express, Israël connaît encore des heures sombres. La veille, Tsahal a retrouvé dans un tunnel de Rafah les corps de six otages exécutés par le Hamas. Une grève générale a été décrétée en soutien aux familles de captifs qui s’estiment abandonnées par le gouvernement Netanyahou. "J’ai commencé ce livre fin novembre, avec la certitude que tous les otages reviendraient rapidement, glisse Amir Tibon. Dans l’intervalle, le désespoir s’est imposé. Nous menons la seconde guerre la plus longue de l’histoire d’Israël depuis la guerre d’Indépendance. Mais sans David Ben Gourion, Yitzhak Rabin, ou Moshé Dayan. Il n’y a plus de leaders dans ce pays aujourd’hui."
L’Express : Il y a dix ans, quand vous avez décidé de quitter Tel-Aviv pour vous établir à Nahal Oz, on vous a traité de fou…
Amir Tibon : Une guerre de deux mois venait de s’achever entre Israël et le Hamas… Certaines familles avaient décidé de partir du kibboutz et nous avons choisi de le rejoindre avec mon épouse, mus par un idéal sioniste, le goût pour l’aventure et la recherche d’une communauté. L’histoire de ces villages collectifs - Nahal Oz, Be’eri ou Kfar Aza, qui ont été en première ligne des massacres du 7 octobre - ne se réduit pas à cette date funeste. Nous partagions la conviction qu’il était important de vivre dans ces lieux situés en bordure de Gaza, qui marquent la frontière d’Israël et contribuent à la défendre. Et je me pose aujourd’hui la question de savoir si le gouvernement actuel soutient toujours cette mission.
Quelle était la vision des promoteurs de ces communautés ?
Le mouvement des kibboutzim, en décidant de créer des villages collectifs le long de la frontière, a clairement indiqué là où Israël commence et là où il finit. Contrairement au projet des colonies à Gaza [NDLR : évacuées en 2005] ou en Cisjordanie, qui ont été construites dans le but d’effacer toute frontière. Or quand un pays ne possède pas de limites, cela affecte aussi la société, la façon de se comporter, de dialoguer.
Paradoxalement, c’est le long de cette frontière où les gens vivent sous une menace constante, que le désir de paix s’est fortement exprimé.
Parmi mes voisins du kibboutz qui peuplent le récit, il y a par exemple Avishay Edri, très "faucon" sur les sujets sécuritaires mais qui est aussi bénévole dans une organisation qui accompagne les malades palestiniens dans les hôpitaux israéliens et perçoit l’humanité de l’autre côté du conflit ; ou encore Dani Rachamim, membre du mouvement pacifiste "Shalom Akhshav" et réserviste en Cisjordanie pendant la première Intifada. Cela fait partie du paradoxe israélien : nous voulons la paix avec nos voisins mais nous devons aussi nous défendre. Ce n’est pas binaire. La réalité est plus complexe.
En 1956, Moshe Dayan a prononcé un célèbre discours à Nahal Oz, évoquant les lourdes "Portes de Gaza" : un texte qui résonne fort…
Le jeune responsable de la sécurité du kibboutz venait d’être brutalement assassiné par des Palestiniens. Dayan, alors chef d’état-major, a livré d’une vision très sombre pour notre pays, qui a dérangé une partie des membres. Mais c’est sous son égide qu’Israël et l’Egypte ont signé des accords de paix vingt-trois ans plus tard. Tandis que le scénario du pire s’est produit quand le Hamas a perpétré les atrocités du 7 octobre. Ce jour-là, Nahal Oz devait fêter ses 70 ans.
Votre livre est sous-titré "une histoire de trahison, de survie et d’espoir aux frontières d’Israël", de quelle trahison s’agit-il ?
On m’a demandé si je faisais allusion aux civils gazaouis, complices des attaques du 7 octobre, ou au gouvernement qui n’a pas respecté son contrat moral. Chacun se fera son idée. L’espoir, lui, renvoie au retour des otages. Mais dans l’édition hébraïque, la plus réactualisée, ce mot a disparu. Quand j’ai commencé à travailler sur le livre, fin novembre 2023, dans la foulée du bref cessez-le-feu qui a permis la libération d’une centaine d’otages, nous étions certains que tous les autres captifs reviendraient rapidement. Or depuis plusieurs mois, le désespoir s’est imposé : nous avons pour l’essentiel récupéré des dépouilles.
Redoutez-vous que les évènements du 7 octobre soient vite effacés des mémoires en raison de la guerre qui a suivi ?
Personne ne doit oublier ce qui s’est passé ce jour-là sur le sol israélien : les horreurs commises, l’héroïsme des citoyens et soldats qui ont sacrifié leurs vies. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre, dont la trame a d’ailleurs inspiré un scénario aux coauteurs de la série télé Fauda [NDLR : sur les héros de la bataille de Nahal Oz]. Personne ne doit non plus oublier la faiblesse de nos propres dirigeants qui n’ont pas assumé la responsabilité du plus grand échec sécuritaire de l’histoire d’Israël. La guerre qui a suivi est terrible. En tant que citoyen israélien, j’ai soutenu l’effort de guerre, du moins dans les premiers mois de combats. En tant qu’être humain, cela ne me rend pas heureux de voir le niveau de destruction causé par mon propre pays à l’intérieur de Gaza.
Que faudra-t-il pour convaincre les évacués des kibboutz de revenir y habiter ?
Ce n’est pas encore à l’ordre du jour : seuls une vingtaine de membres de Nahal Oz sont retournés y vivre. La grande majorité se prépare à le faire à l’horizon de l’été 2025, sous certaines conditions. Il faut d’abord et avant tout négocier le retour des otages. Pas question de passer devant la maison d’un kidnappé qui n’est pas revenu. Ces communautés dont les membres ont le courage d’habiter près de la frontière, doivent aussi pouvoir bénéficier des meilleurs services. Il faut enfin que des soldats, et non des caméras, puissent assurer leur sécurité.