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Сентябрь
2024

Jamil Zaki, professeur à Stanford : "Si le cynisme était un comprimé, ce serait un poison"

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Avis aux inconditionnels du cynisme à l’anglaise, façon James Bond ou Winston Churchill. Jamil Zaki, professeur de psychologie à la prestigieuse université de Stanford, directeur du Stanford Social Neuroscience Lab et auteur du récent Hope for Cynics : The surprising science of Human Goodness, a un message pour vous : "si le cynisme était un comprimé, ce serait un poison". Preuves scientifiques à l’appui, ce spécialiste, lui-même "cynique en voie de guérison", déconstruit les différents mythes qui entourent ce trait de personnalité, à commencer par l’idée qu’il serait le signe d’une intelligence supérieure.

En réalité, les cyniques réussissent moins bien aux tests cognitifs que les autres, et souffrent même davantage sur le plan de la santé mentale et physique. Les fans de Steve Jobs, le génial-cynique fondateur d’Apple, vont être déçus : ça n’est pas non plus un accélérateur de carrière. Sans oublier la propension des cyniques à se montrer plus enthousiastes à l’égard des dirigeants autoritaires et du populisme… Nul hasard, donc, si la plupart des leaders autoritaires du siècle tels Vladimir Poutine ou Kim Jong-un charrient eux-mêmes la réputation d’être cyniques. Alors que nous sommes de plus en plus nombreux à sombrer dans ce travers, Jamil Zaki donne pour L’Express des pistes pour en sortir (mais sans tomber dans la naïveté). Notamment en entreprise, où cynisme rime souvent avec mauvaises performances, épuisement professionnel et tricherie… Tant pis pour Steve Jobs. Jamil Zaki semble lui préférer la méthode de Satya Nadella, le patron de Microsoft. Entretien.

L’Express : Entre Steve Jobs et Winston Churchill, on a souvent présenté le cynisme comme une marque d’intelligence. D’après vos recherches, c’est pourtant non seulement faux mais en plus, les cyniques souffrent davantage que les autres individus sur pratiquement tous les plans…

Jamil Zaki : Absolument ! Bien sûr, je ne parle pas de l’école de philosophie grecque éponyme fondée dans l’Antiquité, mais du sens que donnent les psychologues modernes à ce terme pour désigner une propension à penser que la plupart des gens sont égoïstes, cupides et malhonnêtes. Or, bien que ce trait soit socialement valorisé dans bien des cultures, notamment au Royaume-Uni (beaucoup d’Anglais perçoivent le cynisme comme à la pointe du chic et de la sagesse !), il est en fait délétère sur de nombreux plans – et largement mythifié.

Pour ne citer que quelques exemples, qui ont été étayés sur le plan scientifique : les personnes cyniques réussissent moins bien que celles qui ne le sont pas aux tests cognitifs, ont une intelligence sociale moins développée, souffrent sur le plan de la santé mentale et physique (dépression, solitude, abus d’alcool, maladies cardiaques plus fréquentes, plus faible espérance de vie) et gagnent moins d’argent au cours de leur carrière… Et dans un registre différent, les personnes cyniques (qui font donc moins confiance à leurs concitoyens) ont tendance à être plus enthousiastes à l’égard des dirigeants autoritaires et du populisme. En clair : si le cynisme était un comprimé, ce serait un poison.

De nombreux dirigeants autoritaires tels Vladimir Poutine ou Kim Jong-un (et de nombreux leaders populistes tel Donald Trump) ont la réputation d’être cyniques. Faut-il s’en étonner ?

Non. Il existe un lien entre l'autoritarisme (et le populisme) et le cynisme. Tout d'abord, les personnes qui ne font pas confiance à leurs concitoyens sont plus intéressées par des leaders "hommes forts" qui assureront leur sécurité, même au prix de leur liberté personnelle. Les dirigeants politiques tels que Poutine ou Kim Jong-un reproduisent donc logiquement ce vers quoi une personne cynique aurait tendance à se tourner. Mais la relation entre autoritarisme et cynisme ne s'arrête pas là : les dirigeants autoritaires utilisent souvent la propagande pour attiser le cynisme de leur population. Comme l'écrivait Hannah Arendt dans ses écrits sur le totalitarisme (je paraphrase), le but d'un autocrate n'est pas de convaincre les gens que son point de vue est la vérité, mais plutôt de les amener à renoncer à l'idée que tout peut être vrai. Bref, c'est un système de vases communicants.

Dans votre ouvrage, vous expliquez que nous sommes de plus en plus nombreux à sombrer dans le cynisme, décennies après décennies. Pourquoi cela ?

Difficile de vous répondre rigoureusement. L’histoire n’est pas une expérience reproductible à l’infini dans laquelle on pourrait isoler certaines variables afin d’étudier leur impact. Mais on peut toutefois noter que l’époque au cours de laquelle la courbe de confiance en autrui a drastiquement chuté (alors qu’elle était très élevée entre les années 1950 et 1970) est comprise entre les années 1980 et 2018, soit une période marquée par la crise financière de 2008, et au cours de laquelle les inégalités ont augmenté aux Etats-Unis. Or la littérature scientifique est claire sur ce point : plus les inégalités augmentent dans une société, plus les individus perdent confiance en autrui et se replient dans le cynisme. C’est un premier élément.

Le deuxième point susceptible d’expliquer cette hausse du cynisme tient, je crois, aux médias (ne m’en voulez pas). Des études ont fait état d’un quasi triplement, depuis l’an 2000, de la quantité d’informations négatives diffusées par ces canaux. Or, là encore, la littérature scientifique récente montre que plus les individus s’informent, plus ils deviennent cyniques sur le monde qui les entoure. Aux Etats-Unis, les plus gros consommateurs d’information télévisée pensent ainsi que les crimes violents sont partout et plus nombreux que par le passé alors que cette idée est contredite par les données du FBI (les crimes violents sont nettement moins nombreux qu'ils ne l'étaient au cours des décennies passées). Sans oublier les réseaux sociaux, qui produisent peu ou prou les mêmes effets que les médias, avec la particularité que nos algorithmes respectifs sont littéralement pensés pour nous proposer du contenu jouant sur nos peurs.

Vous êtes vous-même un cynique "en voie de guérison"… Mais peut-on vraiment se défaire d’un tel travers ?

C’est tout l’objet de mon livre (rire) : montrer que lorsque vous étudiez les données scientifiques, il devient clair que le cynisme n’est pas aussi "chic" que certains le pensent, mais aussi que l’on peut lutter contre. Certes, une part du cynisme est génétique, mais cette forme est minoritaire. La majorité des individus acquièrent ce trait à la suite d’une mauvaise expérience ou d’un traumatisme. On peut donc inverser la tendance en travaillant sur soi. Vous savez, l'un des principaux enseignements de toutes les études psychologiques et neuroscientifiques des cent dernières années est que nous changeons beaucoup plus que nous le pensons au cours de notre vie... Mais il faut le vouloir. Or quand on est convaincu que l’on ne pourra jamais changer, on est moins enclin à essayer.

Malgré les (nombreux) effets négatifs que vous listez, les personnes cyniques ont-elles nécessairement tort dans leur jugement sur autrui ?

En fait si, elles ont tort. Des décennies de science ont montré que l’individu moyen est plus digne de confiance, plus généreux, plus ouvert d'esprit et plus amical qu'on ne le pense. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas des gens qui font des choses horribles tous les jours. Mais l’individu moyen sous-estime ses congénères. En clair, les cyniques ne sont pas plus clairvoyants que les autres. Aujourd’hui, nous avons tendance à nous moquer de la notion "d’espoir", perçue comme l’apanage des naïfs ou des privilégiés. Mais ne nous y trompons pas : ceux qui ont des lunettes qui brouillent leur vision du monde, ce sont les cyniques.

Les personnes naïves et les cyniques se ressemblent plus qu’on ne le croit

Si le cynisme est délétère, l’excès de confiance en autrui ne l’est-il pas tout autant ?

Les personnes naïves et les cyniques se ressemblent plus qu’on ne le croit, au sens où elles ont toutes deux une conclusion préétablie qu’elles cherchent à valider à tout prix (tout va mal ou tout va bien). Mais entre les deux, il y a de la place pour ce que j’appelle le "scepticisme plein d’espoir" [NDLR : traduction de "hopeful scepticism"]. Si les naïfs et les cyniques pensent comme des avocats qui défendent bec et ongle leur cause, les sceptiques pensent comme des scientifiques. Ils n’ont pas d’idée générale sur les autres mais évaluent chaque situation et chaque personne au cas par cas (ce qui n’empêche pas d’être méfiant sur les autres. Simplement, vous n’en tirez pas de conclusions sur l’ensemble de la société). Le scepticisme plein d’espoir consiste donc à combiner cet état d'esprit scientifique avec la connaissance du fait que nos hypothèses par défaut sont probablement plus négatives que ce qui est dans la réalité.

Reste que de nombreux hommes politiques ou patrons de premier plan tels Steve Jobs sont connus pour leur cynisme…

Personne ne saura jamais si un Steve Jobs chaleureux et amical aurait échoué ou réussi davantage. Mais ce que l’on sait, c’est que le cynisme n’est pas un accélérateur de carrière : il est prouvé que les personnes désagréables n'obtiennent pas plus de pouvoir que les personnes agréables. Pourquoi cela ? Parce que si elles savent dominer les autres et les intimider, elles sont incapables de former des coalitions et collaborer. Or, pour réussir professionnellement, il est essentiel de combiner ces deux facettes (savoir dominer et collaborer). Posons plutôt la question autrement : un Steve Jobs plus sympathique aurait-il encore mieux réussi que celui que nous avons connu ? C’est fort possible.

Le cas de Satya Nadella, qui est arrivé à la tête de Microsoft en 2014, après des années sous la direction du très cynique Steve Ballmer (qui avait mené l’entreprise à la dérive) me semble très éloquent sur ce point. Après son arrivée, Nadella a mis en place une culture d’entreprise plus collaborative, ouverte et bienveillante. Tout le monde s’est dit : "il est trop gentil. Ça n’est pas Steve Jobs". Bilan : la créativité et la productivité ont été décuplées, et la valeur de l’entreprise a augmenté de 1000 % ces dix dernières années. Comme l’ont montré Dan Chiaburu (de la Texas A&M) et ses coauteurs dans une étude, le cynisme conditionne en fait une multitude de résultats négatifs au travail, de mauvaises performances, l’épuisement professionnel, la tricherie…

Vous intervenez également auprès d’entreprises. Quel conseil donneriez-vous à un dirigeant pour éviter de laisser le cynisme s’installer au sein de ses équipes ?

Lorsque je rencontre une nouvelle entreprise, la première chose que je fais est de sonder de façon anonyme les salariés en leur demandant dans quelle mesure ils souhaitent que la collaboration soit au centre de leur travail. A chaque fois que je l'ai fait, j’ai obtenu les mêmes résultats : les gens veulent désespérément collaborer, coopérer et s'entraider, mais ils ne savent pas que l’immense majorité de leurs collaborateurs le souhaitent aussi. Pourquoi ? Parce qu’il suffit qu’une personne fasse preuve de cynisme dans l’entreprise, et tout le monde ne voit plus que ça. Donc la première chose que je dirai à un chef d’entreprise est : recueillez ces données et montrez-les à vos salariés !