« Monsieur Klein » ou le pari de Pascal
La philosophie ne consiste pas à transcrire les idées des grands philosophes ni à enfiler des idées morales pleines de bons sentiments qui ne sont pas utiles pour raisonner. Dans la mesure où la philosophie est atemporelle, elle permet de comprendre de nombreuses situations, y compris actuelles, en appliquant le raisonnement des grands penseurs du passé.
Ce qui est important, dans le pari de Blaise Pascal (Pascal, Sellier, 680), ce n’est pas le pari en soi, qui n’est rien d’autre que la théorie de l’espérance mathématique et qui n’est d’aucune utilité pour croire en Dieu, mais la phrase « il faut parier », nous n’avons pas le choix, « nous sommes embarqués ». C’est, à mon sens, ce que le film Monsieur Klein cherche à démontrer.
Ce film, qui est un chef-d’œuvre grâce à Joseph Losey et Alain Delon, traite le sujet philosophique par l’ellipse qui est l’essence même du cinéma. Nous essayons d’utiliser le filtre du pari de Pascal pour analyser l’un des plus grands films d’Alain Delon (1976), Monsieur Klein.
À vous de me dire si la grille de lecture est pertinente (le fait que les auteurs et acteurs n’aient pas eu la même interprétation en faisant le film est sans importance, le film est polysémique).
« Il faut parier, cela ne dépend pas de vous, vous êtes embarqué. » (Pascal, Sellier, 680)
« Nous les avons vus partir ; je les ai vus partir. Le matin du 16 juillet 1942, nous avons été réveillés par le bruit inhabituel des autobus parcourant avant le lever du jour les avenues de Paris. On y apercevait des silhouettes sombres, avec leurs manteaux et de petites valises. Quelques heures plus tard, on apprenait qu’il s’agissait de Juifs qui avaient été arrêtés à l’aube et qu’on rassemblait au Vélodrome d’Hiver. J’avais observé qu’il y avait parmi eux des enfants de notre âge, serrés et immobiles, le regard écrasé sur la vitre, pendant la traversée de cette ville glacée, à l’heure faite pour la douceur du sommeil. Je pense à leurs yeux noirs et cernés, qui sont devenus des milliers d’étoiles dans la nuit. » (Valery Giscard d’Estaing, 18 juin 1975 à Auschwitz)
Le film commence par une séance insoutenable : un médecin examine une femme debout, nue. Il la manipule comme un maquignon examinerait un cheval, pour déterminer si elle est juive. Sous des apparences d’objectivité scientifique, on est dans l’humiliation totale d’une pauvre femme qui est obligée par le pouvoir d’accepter cette humiliation et de payer le médecin qui cache sa cruauté sous une pseudoscience.
Il ne faudra pas s’étonner que le gouvernement de Vichy n’hésite pas à arrêter, parquer, séparer les enfants de leur mère pour les envoyer à la mort. C’est dans ce climat que va se dérouler la recherche de l’identité de Monsieur Klein qui cherche à démontrer qu’il n’est pas Juif. On ne va pas lui infliger la même humiliation, mais à la fin, il subira le même sort.
Monsieur Klein est un marchand d’art qui officie durant l’occupation nazie. Il profite de la détresse des Juifs français en leur achetant des œuvres d’art à vil prix. Un mystérieux personnage lui vend un tableau d’Adriaen van Ostaede (peintre hollandais du XVIIe siècle) pour 300 louis d’or, soit la moitié de sa valeur. Il fait cette opération d’une manière froide, clinique, il appartient, comme le médecin, au camp des seigneurs.
Monsieur Klein s’ennuie, il s’ennuie avec ses amis, il s’ennuie avec sa maîtresse, « il est sans passion, sans divertissement, sans application. Il sent son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son vide. Il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. » (Pascal, Sellier, 515).
C’est un homme abandonné à lui-même et comme perdu. Il ne s’aime pas.
« Il veut être heureux et se voit misérable ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. » (Pascal, Sellier, 743).
Monsieur Klein est un homme qui ne se reconnaît pas. « Je suis Monsieur Klein sans savoir pourquoi » (A. Delon).
Dans Le Monde du 27 juillet 2018, Samuel Blumenfeld fait remarquer l’importance du miroir dans le film :
« Lorsque Delon/Klein achète une toile d’Adriaen van Ostaede représentant le portrait d’un gentilhomme hollandais – raccompagnant son vendeur à la porte, il s’arrête devant un miroir accroché dans le vestibule et y contemple son visage livide, défait. Il se demande pour la première fois qui est Robert Klein. »
Il en sera de même quand il quitte La Coupole. On voit son reflet dans la vitrine du restaurant. À la fin, Alain Delon insiste pour que la caméra prenne son reflet dans la glace du train. Il ne s’agit pas d’un désir narcissique, mais de celui d’un homme perdu, un homme qui malgré sa beauté est un homme brisé, c’est un héros pascalien.
Son nom figure dans le fichier des Juifs de la préfecture de police. Il a un double, un homonyme qui le hante. Il va essayer de démontrer qu’il n’est pas juif. Son père à qui il pose la question lui dit, agacé, que la famille « est française et catholique depuis Louis XIV », mais il existe une branche hollandaise. Il va demander à son ami, avocat (Pierre, Michael Lonsdale, excellent) de récupérer l’acte de naissance de ses grands-parents.
À cause de son double, il est poursuivi par la police de Vichy. Sa profession, marchand d’art, est interdite aux Juifs. La police entre chez lui et prend tous ses meubles et objets d’art. Devant l’indignation de Monsieur Klein qui laisse exploser sa colère, le policier lui rétorque que « c’est la loi ». Le film ne fait que dérouler la thèse de Pascal : la loi n’est pas l’expression de la justice, elle est l’expression de la force, du pouvoir en place qui a dénaturé la justice.
« La force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » (Pascal, Sellier, 135)
« On a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fut, qui est le souverain bien ». (Pascal, Sellier, 116).
Tout comme Pascal, Monsieur Klein ne conteste pas la loi. Pour lui, peu importe que cette loi soit inique, puisqu’elle ne s’applique pas à lui. « Je ne discute pas la loi, mais elle ne me concerne pas, je n’accepte pas d’être pris pour un autre. »
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Lors de la rafle du Vel d’Hiv, le 16 juillet 1942, Monsieur Klein est arrêté avec 13 000 Juifs par les policiers français. Il est emporté, ballotté par la foule qui s’engouffre comme un troupeau dans un tunnel. Son avocat lui dit qu’il a l’extrait de naissance de ses grands-parents prouvant qu’il n’est pas juif. Alors, pendant quelques secondes, il comprend qu’il doit parier, il n’a pas le choix, il est embarqué, « il faut nécessairement parier » (Pascal, Sellier 680).
À cet instant, Monsieur Klein jouit d’un certain degré de liberté : soit il choisit le retour parmi les siens, soit il part pour une destination inconnue, partager le sort d’inconnus. Il y a un espace infini entre les termes de ce choix qui doit être fait dans l’instant. Ici, le cinéma montre sa spécificité sur la littérature, il ne s’agit plus de prendre son temps, de développer le pour et le contre, tout se voit sur le visage de Monsieur Klein. Monsieur Klein/Alain Delon se dirige vers le couloir de la mort, ses derniers mots, « je reviens ». Seul un grand acteur, névrosé comme Alain Delon pouvait le faire (ce n’est pas le gentil Belmondo pressenti pour le film qui pouvait jouer ce rôle).
Monsieur Klein comprend en un éclair que le divertissement dans lequel il a vécu jusqu’à présent ne l’a pas épargné de l’indifférence et de la médiocrité. Le « divertissement nous fait arriver insensiblement à la mort » (Pascal, Sellier 33). Il est embarqué (dans tous les sens du terme). Il peut retourner à son divertissement passé, rester avec ses amis, son avocat ayant obtenu les papiers de ses grands-parents. Sa maîtresse (Jeannine), la seule qui l’aimait, est partie sans pouvoir s’expliquer (la scène de la séparation se déroule sans un mot). L’administration a saisi tous ses biens, ses tableaux. Son avocat et « ami » lui propose pour tous ses biens une somme très inférieure. La situation s’est retournée, maintenant il se trouve dans le même camp que son acheteur (qui est, d’ailleurs, derrière lui dans la masse des déportés), il est dans le camp des vaincus. Il peut aussi partager, sans un mot, le sort de ces condamnés injustement. Dans un cas, c’est arriver à une mort minable, dans l’autre, c’est partager le sort de tous ces innocents et retrouver ainsi son honneur perdu. Alors, il ne s’étonne plus d’être arrivé ici plutôt que là, peu importe le quiproquo, qui l’y a mis. « Par ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ? » (Pascal, Sellier 102).
Monsieur Klein recherche un bonheur qu’il n’a jamais trouvé, il a l’intuition qu’il faut qu’il le cherche hors de lui. Peut-être cherche-t-il, parmi tous ces êtres qui partent, le secours qu’il n’obtient pas de ses amis. Finalement, il se laisse happer par ces êtres anonymes, pourquoi eux et pas lui, pourquoi un dérisoire extrait de naissance ferait-il la différence ? Il a néanmoins, sans paroles, choisi son camp. Il ne reviendra pas, il partira avec les autres. Alors, en faisant ce pari fou, Alain Delon/Monsieur Klein vient, sans le savoir, de refaire le pari de Pascal : s’il reste, il ne gagne rien, en partant avec ces inconnus, il gagne tout, il a hasardé sa vie pour gagner la paix éternelle.
Alain Delon pensait aussi « à leurs yeux noirs et cernés, qui sont devenus des milliers d’étoiles dans la nuit », il est allé les rejoindre.
Note : Alain Delon n’était ni de gauche ni de droite, il était Ripley, Rocco, Tancrède, l’insoumis, le Samouraï et surtout Monsieur Klein, et il était aussi le producteur de Monsieur Klein. Sans lui, le film n’existerait pas. Or, Monsieur Klein c’est Delon, Delon c’est Monsieur Klein.
« Je vis Monsieur Klein. Je ne joue pas ma sortie au Vel’d’Hiv. Je la vis. Encore une fois, tout ce que j’ai fait, je l’ai vécu. »
Aucun film n’a, à ma connaissance, évoqué d’une manière aussi lucide cet épisode où des gendarmes, des policiers, des fonctionnaires français ont livré complaisamment des Français aux Allemands. Il faut un certain courage à un homme considéré à droite pour produire et interpréter un tel film.
Monsieur Klein/Alain Delon ne s’indigne pas, il n’est pas un intellectuel de gauche, il n’a pas un message transcendant à faire passer, il n’est pas en cour chez ceux qui, eux, ont des valeurs. C’est sans doute pour cela qu’il n’a reçu aucun prix d’interprétation au festival de Cannes.
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