Thierry de Peretti : “Les choses que j’ai vécues, j’ai besoin de les questionner par le cinéma”
Dans À son image, le cinéaste corse Thierry de Peretti revient sur sa terre natale et déroule le récit d’une vie. Celle d’Antonia (Clara-Maria Laredo), une photoreportrice témoin des violentes fractures qui agitent les mouvements nationalistes du Front de libération nationale (FLN) dans les années 1980. En adaptant le livre éponyme de Jérôme Ferrari, le réalisateur poursuit son exploration intime, politique de la violence d’un territoire, tout en déployant son récit avec une force romanesque inégalée dans son cinéma. Rencontre.
À son image est votre premier film adapté d’un livre. D’où vous est venue l’envie de vous emparer du roman de Jérôme Ferrari ?
Avec Jérôme Ferrari, on a commencé quasiment en même temps. Ses premiers romans sont sortis au moment où je réalisais mes premiers courts métrages, donc ça faisait longtemps que j’avais envie de travailler avec ce matériau-là. J’avais envie de compléter Une vie violente de manière romanesque. Les questions qui sont celles d’Antonia, le personnage principal du roman, me sont plus familières, parce qu’elle fait de la photo et que je fais de la mise en scène.
Le récit du film dialogue parfois de façon troublante avec l’histoire politique de la Corse déjà dépeinte dans Une vie violente. Vous ne craigniez pas de refaire le même film ?
Non, ça me plaisait de repasser par des chemins en me disant que j’avais peut-être laissé des choses de côté ou que les questions que je me pose aujourd’hui par rapport à ça ne sont pas les mêmes. Ou en tout cas que je n’y répondrai pas de la même façon. Par contre, j’avais envie de faire un pas de côté par rapport à la question de la lutte armée et celles des meurtres. Et puis, les questions que soulève le roman sont tellement différentes, les motifs sont tellement autres. Évidemment, celles liées à l’image, à la représentation, aux narratifs ne sont pas vraiment les mêmes. Mais j’adorerais qu’on me passe commande et que l’on me demande de refaire le même film. Ça implique des dispositifs narratifs qui sont super excitants. Ce qui était nouveau pour moi, c’est d’avoir des personnages qui sont des personnages de littérature, et pas des personnages sur lesquels je peux enquêter.
Vos films sont des enquêtes sur vos propres personnages ?
Oui. Sinon, ça ne m’amuse pas. Si je ne peux pas faire ce chemin d’aller enquêter, je vais être tout seul dans ma tête avec un ou une scénariste et inventer des trucs. Je me vois comme un réalisateur de documentaire contrarié. Alors, j’inscris le documentaire autrement, mais la question de la fiction pure, je ne suis pas un fou de ça. C’est peut-être un des aspects du roman qui m’a sorti de ma zone de confort. Parce que dans le roman, il y a beaucoup de questions auxquelles il ne répond pas. Notamment la question sociale.
Vous avez été tenté de parler à Jérôme Ferrari et de lui demander des informations sur les personnages qui n’apparaissaient pas dans le roman ?
Oui, mais il ne répond pas à ça. Il est très secret là-dessus. Le bon côté, c’est qu’il nous laisse entièrement libre, mais il ne répond pas ou alors il répond un peu à côté, de manière poétique. Ce qui est très bien. Ça nous a demandé d’écrire les personnages, avec les actrices et les acteurs. Clara-Maria Laredo, c’est elle qui amène beaucoup au personnage d’Antonia. La dimension la plus violente de l’adaptation, elle passe par le choix des actrices et des acteurs qui vont jouer les rôles.
“Je trouve la fiction un peu problématique par moment”
Vous dites que vous être un “réalisateur de documentaire contrarié”, mais votre cinéma est comme quand même très stylisé, et À son image, qui est certainement votre film le plus romanesque, ne semble pas du tout dans l’imitation du réel.
Je dis ça parce qu’il y a des cinéastes que j’ai beaucoup regardés dernièrement et qui sont à la frontière de ça. Je pense à des gens comme Kevin Jerome Everson, ou encore Ben Russell et Ben Rivers. Leur cinéma me trouble, car je trouve la fiction un peu problématique par moment. La question que pose le documentaire, c’est aussi celle des tournages. Ça dérange des choses. Moi, j’essaie qu’on dérange le moins possible. Je ne bloque pas les rues, je ne crie pas : “Action !”
Le film alterne entre des moments d’accélération, nous faisans éprouver par les ellipses le temps qui passe et des grands blocs de présent au cadre pictural qui s’écoule pendant plusieurs minutes, le plus souvent en plan-séquence.
Ça crée un hors-champ qui travaille le jeu. Les acteurs et les actrices se mettent à un endroit d’écoute et d’énergie qui n’est pas le même. Ce n’est pas que pour être près du réel, c’est aussi pour créer des éléments dynamiques chez le spectateur qui, d’un coup, participe un peu plus activement à ce que la caméra lui montre.
Le tournage de vos films s’organise sur plusieurs sessions, entrecoupé par une première phase de montage. Pourquoi ce dispositif ?
Je fais des essais qui sont censés être pour la production des essais caméras, mais en fait, on tourne avec une petite caméra et on intègre ces essais filmés dans le montage. Et si ça marche, on les tourne vraiment. Dans À son image, la vraie session de tournage est intervenue après cinq mois de montage. Ce qui est agréable, c’est que 100 % de ce que je tourne après, c’est dans le film. Et puis, ça permet de continuer à être dedans, de travailler avec les acteurs et les actrices et de ne pas rester dans la solitude du montage. Ce temps crée aussi quelque chose auprès de ces derniers, qui est assez proche de ce qui peut se passer au théâtre. Quand un spectacle est repris après plusieurs mois de pause, il y a quelque chose qui se passe chez les acteurs et actrices qui est fou : le texte, le spectacle s’est déposé chez eux. La maturité de jeu ou sur les personnages qu’ils ont acquis, c’est vraiment très sensible, c’est net. Il y a quelque chose qui circule avec le temps. Je rêve de pouvoir tourner un film en plusieurs saisons, s’arrêter, puis recommencer. Faire comme Richard Linklater dans Boyhood, par exemple, étirer le temps sur dix ans.
Sur la question du temps qui passe, vous refusez justement dans À son image d’opérer un effet de vieillissement sur les acteurs et actrices en ayant recours au maquillage ou à des effets spéciaux.
Je me suis posé la question ssil fallait oui ou non grimer les acteurs et actrices. Je ne dis pas que c’est mal, mais, moi, je n’y croyais pas. L’idée, dans À son image, c’est que c’est une convention, et surtout que le spectateur fasse ce chemin de son côté. Les scènes sont suffisamment différentes, les acteurs et actrices ne jouent pas de la même façon. Ça induit pour le spectateur que du temps a passé.
“Je me pose toujours la question de raconter des choses moins tragiques ou moins violentes”
Est-ce que vous avez le sentiment avec ce film d’avoir clôturer un cycle sur la violence ou, au contraire, que c’est un sillon que vous allez continuer de creuser parce qu’il vous semble inépuisable ?
Ce qui se passe en Corse, ce sont des choses qui me travaillent depuis longtemps, que j’ai vécues et que j’ai besoin de questionner par le cinéma. Mais je me pose toujours la question de raconter des choses moins tragiques ou moins violentes. Je passe mon temps à regarder des films d’Hong Sang-soo pour ça. Alors, je me mets à écrire des choses vraiment plus petites, plus intimes, et tout d’un coup, quelque chose m’arrive et cela me semble impossible de ne pas le raconter.
Peut-être qu’Hong Sang-soo regarde lui aussi les films des autres pour trouver une autre inspiration, mais qu’il ne peut s’empêcher de revenir toujours aux mêmes motifs ?
J’aimerais bien savoir. Quand je tourne, je me demande souvent comment il ferait. Parce que c’est les questions intimes qui m’intéressent. C’est-à-dire quand il y a cette jonction-là entre la vie amicale, familiale et amoureuse. Pendant le film, je me demandais : si Hong sang-soo avait été en Corse, comment il négocierait ça ? Est-ce qu’il mettrait la question criminelle au sens large vraiment hors-champ ou est-ce qu’il l’embrasserait ? J’ai toujours eu cette impression en vivant en Corse de vivre dans un endroit très contemporain où il y a comme une réalité parallèle qui est soit invisible, si tu ne la connais pas, soit totalement criante, si tu la connais. Depuis mes premiers films, j’essaie d’attraper ça, cette double voie qui coexiste, parfois qui ne se rencontrent pas, et de temps en temps qui se croisent. Comment attraper ça sans tomber dans le folklore ou dans la fascination, et en racontant ce qu’il y a d’à la fois trivial, normal, contemporain là-dedans ? J’ai l’impression que ça, peut-être qu’un jour, j’arriverai à le raconter, à le filmer, à le montrer. J’ai envie de raconter autre chose, mais en même temps, je n’ai pas l’impression d’avoir tout à fait attrapé ça comme il faudrait le faire.