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Сентябрь
2024

Georges Montenay : dans la tourmente de la guerre

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Je poursuis le récit de la vie de mon père Georges Montenay, dont le parcours d’entrepreneur me semble exemplaire et instructif. La guerre va priver son entreprise de ses deux raisons d’être : le charbon et le chemin de fer. Mais elle va continuer quand même.

 

À la rencontre d’autres milieux

Dans les années 1935, notre héros était financièrement plus à l’aise qu’à ses débuts, et il avait pu se payer une automobile pour démarcher les clients industriels. Il s’était intellectuellement dégrossi en discutant avec eux, à la fois du fait de sa grande curiosité envers les mondes nouveaux et pour des raisons commerciales.

Il fit la découverte du monde étudiant à travers son frère Jean et sa sœur Henriette dont il finança, avec son frère Pierre, les études à HEC pour l’un, et à la faculté de droit de l’université de Poitiers pour l’autre.

N’ayant pas fait d’études, Georges Montenay tira de ses échanges avec ces jeunes étudiants que leur occupation principale était alors de refaire le monde devant un café !

Ne voulant pas avoir l’air trop bête, il cultiva soigneusement le vocabulaire universitaire, et finit par prendre goût à certaines discussions, tout en cachant soigneusement son avis sur l’irréalisme total de la plupart de leurs idées économiques… Tout ça était bien beau, mais il fallait faire tourner l’entreprise.

 

L’amour contrarié par le politique

Georges Montenay avait dépassé la trentaine quand une belle brune commença à occuper son esprit. Elle avait un père rouge, c’est-à-dire un anarchiste déguisé en communiste pour avoir la paix. En effet, dans les années 1930, le Parti communiste était puissant et pourchassait les anarchistes. Circonstances aggravantes : il revenait du Vietnam où son anarchisme avait déclenché un anticolonialisme féroce qui l’avait lié aux intellectuels communistes locaux.

Un capitaliste n’était donc pas le meilleur choix pour sa fille mais, en bon commerçant, notre héros leva cette hypothèque. Il n’y avait pas que le père, car la fille, imprégnée elle aussi des valeurs de gauche rechignait à une régularisation bourgeoise. Mais à bon commerçant, rien d’impossible, et une église fut retenue pour la cérémonie.

Entretemps, l’ambiance politique avait changé. En cet été 1940, le maréchal Pétain avait pris le pouvoir et avait replacé l’Église catholique comme pilier des vraies valeurs. Or, la mariée n’avait aucunement l’intention de faire semblant d’être catholique. Aujourd’hui, ça ne pose pas de problème, mais à l’époque, ce fut dramatique. Un gros cadeau à la paroisse  permit de trouver un compromis, la mariée ayant accepté de se dire bouddhiste, et le prêtre n’osant pas avouer son ignorance. Traumatisé par l’épisode, le prêtre afficha par la suite devant son église la pancarte « interdit aux juifs, aux athées et aux bouddhistes »…

 

Arrive la Seconde Guerre mondiale

La guerre est donc arrivée. Notre héros est mobilisé comme tout le monde. Son lieutenant était communiste. Tout le monde pensait « Les Allemands arrivent, on va se battre. »
« Pas question, c’est une guerre impérialiste, ça ne nous regarde pas » disait alors le lieutenant communiste. Vous vous souvenez qu’à l’époque l’Allemagne nazie et l’URSS communiste étaient encore alliées et s’étaient partagé la Pologne et les pays baltes.

Les armées françaises qui n’avaient pas été encerclées en Belgique refluaient vers le sud. Contrairement à la légende d’une débandade générale, les armées françaises s’étaient durement battues en Belgique et avait sauvé l’armée anglaise en lui permettant de se rembarquer. Et elles avaient battu sévèrement l’armée italienne dans les Alpes.

Je ne résiste pas au plaisir de faire allusion à la situation d’aujourd’hui, en vous rappelant que l’Assemblée nationale était celle élue en 1936, et qui avait porté au pouvoir le Front populaire. Certes, devant la catastrophe économique qui s’ensuivit, le Parti radical quitta le Front populaire pour s’allier avec la droite. Disons que l’Assemblée était alors très partagée… Elle nomma pourtant président du conseil, à une large majorité, le maréchal Pétain, dont on pouvait penser pourtant qu’il était plus à droite que la droite parlementaire. Ce dernier rêvait de restaurer une France conservatrice catholique et paysanne : « la terre ne ment pas ».

 

Affiche de propagande pour le Maréchal Pétain (Paris, musée de l’Armée. 2019.0.469).

Il était auréolé d’une grande popularité venant de son attention envers les combattants de la Première Guerre mondiale et profita de la confusion des esprits. Il voulut terminer la guerre au plus vite pour se consacrer à sa « révolution nationale ».

 

« Révolution nationale : représentation des grandes valeurs permettant à la France de tenir debout telles que le travail, la famille, la patrie, la discipline, l’ordre, le courage, l’école contrairement à la paresse, l’internationalisme, le communisme, l’antimilitarisme, la démagogie, le judaïsme. Affiche de propagande pendant le gouvernement de Vichy. 1940-1942. Illustration de R. Vachet. Paris, musée des deux Guerres mondiales ©Photo Josse/Leemage. 

Il signa l’armistice avec les Allemands et demanda aux soldats français de se rendre. Il dut le répéter plusieurs fois, notamment aux militaires de la ligne Maginot, qui n’avait pas été prise mais seulement contournée. Beaucoup de Français seront envoyés comme main-d’œuvre dans les industries allemandes au titre de la relève, puis du STO (service du travail obligatoire).

Le commandant du camp où se trouvait mon père déclara alors à ses troupes :

« Messieurs, nous avons l’ordre de nous rendre, je prépare un discours qui restera dans l’histoire et avec lequel j’accueillerai les Allemands. »

Notre héros se dit : « C’est quand même trop bête, je pars ». Il s’en va et passe devant la sentinelle qui lui dit : « Tu sais que tu n’as pas le droit de sortir ? » et il lui répond : « Oui, mais tu ne vas pas me tirer dessus quand même ? ». La sentinelle n’a pas tiré et il est reparti à son bureau.

 

Une reconversion éclair

Voilà mon père de nouveau marchand de charbon, pendant la guerre. Mais il n’y avait plus de charbon ; plus de charbon anglais, plus de charbon des mines françaises, et plus de chemin de fer non plus pour l’acheminement ! Donc, que faire ? On vendra du bois. Pour le bois, il faut aller en forêt.

Mon père était quelqu’un de courtisé, car les industriels comme les particuliers comptaient sur lui pour le combustible et le carburant. C’est ainsi qu’il obtint facilement toutes les autorisations pour aller couper du bois. Je rappelle qu’une partie des véhicules, notamment les camions, roulaient au gazogène, c’est-à-dire en utilisant le bois.

 

Exemple de véhicule roulant au gazogène : la Citroën C4

Pour ceux d’entre vous qui ne sont pas chimistes, la combustion incomplète du bois génère un gaz qui peut faire carburant. On gérait cette production de gaz en pilotant un minimum d’arrivée d’air dans la chambre de combustion du bois.

Ce fut l’occasion de dire « J’ai besoin de monde pour couper du bois », et c’était autant de copains qu’on n’envoyait pas en Allemagne. Les gens étaient trop heureux de couper du bois plutôt que d’être envoyés là-bas. Il a ainsi recruté le fiancé de sa petite sœur, un juriste qui ne savait pas tenir une hache… mais qui depuis a fait une très belle carrière dans la magistrature.

Ensuite, en plus du bois, notre héros inventa un combustible qu’on appelait « les briquettes Montenay », faites notamment avec de la poudre de charbon du sol des chantiers et sans doute de la sciure de bois. Ces briquettes Montenay ont connu leur petite célébrité locale et elles ont permis de fidéliser les clients.

 

Zone libre et zone occupée

L’armistice avait également généré la démarcation entre la zone libre au sud, gouvernée depuis la ville de Vichy, où Pétain avait des pouvoirs normaux, et la zone occupée au nord et sur la côte atlantique, où les Allemands avaient des troupes et contrôlaient l’administration.

Il s’est trouvé que la ligne de démarcation passait à l’est de Châtellerault, qui se trouvait donc en zone occupée. Or, les forêts de la région étaient principalement implantées au sud de la Vienne et dans le Massif central, donc en zone libre.

 

Tracé de la ligne de démarcation dans la Vienne – Crédit Chronique culturelle

Mon père avait donc un permis pour circuler d’une zone à l’autre, pour produire et distribuer du combustible. Résultat : il était sollicité par des amis, voire des amis d’amis, pour passer en zone libre dans sa voiture.

Il se souvient qu’un jour il a fait passer un juif. Un peu plus tard, ce juif lui a envoyé une carte postale, donc visible par tout le monde, où il avait écrit : « J’ai oublié mon imperméable, pouvez-vous me le ramener ? Je suis à tel endroit ». Heureusement, il ne s’est rien passé, je suppose que les employés de la Poste ont fermé les yeux, alors que c’était se mettre à la merci d’un sympathisant nazi…

 

Les horreurs de la guerre

Mais tout ne s’est pas toujours bien passé. La zone libre fut occupée par des Allemands en 1942 et la Résistance, qui avait commencé par des tracts et des journaux clandestins, passa à l’action terroriste.

C’est dans ce contexte, qu’un jour, mon père a été pris en otage avec les notables du village, dans la maison familiale à Bonnes, les Allemands ayant fait savoir qu’ils allaient fusiller tout le monde si les résistants de la forêt voisine continuaient de les harceler. Je suppose qu’une médiation discrète a résolu la question, contrairement à ce qui s’est passé ailleurs.

Il faut rappeler qu’à part les SS et la Gestapo, la plupart des Allemands occupant la France étaient des réservistes qui n’étaient pas forcément nazis.

Un autre jour, ce fut la révolte des prisonniers indiens de l’armée anglaise capturés pendant les combats en Belgique, et transférés près de Poitiers pour ne pas « souiller le sol allemand avec des gens de couleur ». De même, les prisonniers français d’origine africaine n’étaient pas envoyés en Allemagne, et c’est dans un camp près de Poitiers que ma famille fit connaissance du futur président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, avec qui j’ai travaillé plus tard. Les prisonniers indiens s’évadèrent et se répandirent dans le village, en violant toutes les femmes. Ma mère gagna du temps en faisant de grands discours en anglais qu’ils ne comprenaient qu’à moitié, jusqu’à l’arrivée des Allemands qui abattirent les évadés.

 

La manufacture de Châtellerault libérée en sept 1944 – Crédit VRID Mémorial

Après le débarquement en Provence des armées françaises et américaines en août 1944, les Allemands remontèrent vers le nord pour échapper à l’encerclement. En battant retraite, les SS massacrèrent des habitants et il fallut se cacher pendant leur passage.

 

Après la guerre, pas de miracle

L’armée française débarquant en Provence était largement africaine, car recrutée dans les colonies : Maghrébins, Pieds-noirs, Subsahariens et une poignée de « Français libres ».

De Gaulle fit le maximum pour renforcer et donc « blanchir » son armée en traversant la France, son objectif étant de figurer aux côtés des Américains, des Anglais et des Soviétiques. L’armée française délivrera la partie du Reich située grossièrement entre Strasbourg et Vienne. Il fallait que l’on puisse dire que la France avait participé à la victoire. Ce fut réussi, mais de justesse, le représentant de la France à la capitulation de l’Allemagne dans le QG des Russes à Berlin n’ayant été admis qu’au dernier moment et ayant dû bricoler un drapeau français.

Cet effort de guerre prioritaire n’était pas très compatible avec une gestion rigoureuse de l’économie. La production était freinée par les destructions de la guerre, le budget était consacré à la reconstitution de l’armée. Bref, on distribuait de l’argent sans pouvoir produire ce qu’il fallait en face. C’était déjà une sorte de « quoi qu’il en coûte ». Ce fut donc l’inflation, et il fallut maintenir le rationnement un certain temps faute de production.

Pour l’entreprise de Georges Montenay, ça ne ramenait pas le charbon, tandis que les chemins de fer avaient été bombardés ou sabotés. De ce fait, économiquement, l’après-guerre n’était pas très différent de la guerre.

Les camions ont continué à rouler au gazogène jusque vers 1949 et des usages ponctuels en sont restés jusqu’à la fin des années 1950 : je les ai vus de mes yeux.

Qui dit rationnement, dit marché noir. Le marché noir existait déjà pendant la période allemande, puisque les Allemands raflaient, prenaient et payaient la production française pour l’envoyer en Allemagne. Moyennant quoi, certains avaient de l’argent : les paysans, les commerçants… tandis que les autres s’appauvrissaient.

Ce contraste entre paysans et commerçants ne manquant de rien d’une part, et des ouvriers et employés appauvris d’autre part, fut une aubaine pour le Parti communiste, déjà puissant grâce à son activité dans la résistance… tout le monde ayant oublié ce qui s’était passé avant la mi-1941, quand Staline et Hitler étaient alliés.

L’ambiance politique et intellectuelle était alors à gauche, tout ce qui comprenait le mot  populaire était à la mode, y compris, à ma grande surprise, chez ma mère. Sartre était porté au pinacle avec sa formule « tout anticommuniste est un salaud ». Il changea d’avis une trentaine d’années plus tard, ses yeux s’étant ouverts bien plus lentement que ceux des électeurs.

C’était l’époque où trônait en librairie l’ouvrage Staline, père du peuple, et où les affiches sur les murs dénonçaient « Rigdway (général américain) la peste », en demandant la sortie de l’OTAN, alliance qui avait le tort de gêner l’URSS.

Les catholiques ripostaient, et ma grand-mère me faisait lire Cœurs vaillants, le journal illustré pour jeunes catholiques que je trouvais un peu bébête, même si je dois admettre, à plus de 70 ans de distance, qu’il avait honorablement tenu son rôle face à son concurrent communiste Pif le chien, qui me surprenait avec ses méchants en costume, chapeau melon et cigare au bec, et ses gentils en salopette et en casquette.

Pour ce qui concerne le charbon, pour répartir la pénurie, on figea les positions commerciales historiques, ce qui fut défavorable aux nouveaux entrants, donc à Georges Montenay. Chacun recevait son approvisionnement des mines nationalisées en proportion aux anciennes références avant guerre, comprenant les ventes de charbon anglais, qu’il avait pourtant détrôné.

Que faire ?

Une idée fut de vendre, non pas du charbon, mais de l’énergie et du stockage… ce qui sera l’objet du prochain épisode de la saga Georges Montenay.

 

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