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Август
2024

La zone critique, une interface de vie entre ciel et terre

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L’une des forces majeures de La Terre habitable ou l'épopée de la zone critique, de Jérôme Gaillardet, est de rendre accessibles les recherches d’un géochimiste. Certes, il y est question de chimie, d’équations, de cycles, de processus divers. Cependant, tout ceci est intégré dans un ensemble d’explications, d’histoires, d’anecdotes et d’exemples qui le rendent à la fois compréhensible et agréable à lire. C’est d’ailleurs l'une des conclusions du livre : le découpage disciplinaire au lycée et dans les études supérieures représente un obstacle à la compréhension de processus qui transcendent les sciences « exactes » et celles qui sont suspectes de ne pas l’être, les sciences du vivant et de ce qui ne l’est pas. L’auteur appelle ainsi à hybrider les savoirs pour penser la complexité du monde, mais aussi à sortir hors de l’École et de l’Université pour aller sur le terrain.

Son objectif est de comprendre pourquoi la Terre est habitable et comment en prendre soin. Pour cela, il est nécessaire à ses yeux de s’intéresser à la « zone critique », concept majeur de l’ouvrage. L’auteur ne le définit pas d’emblée mais nous y emmène progressivement, d’un plateau jurassien à un bateau sur l’Amazone, de la paillasse de son laboratoire aux cirques de La Réunion.

La mécanique des cycles

Pour commencer, Jérôme Gaillardet pose quelques équations fondamentales du cycle du carbone, reprenant les analyses et les intuitions du chimiste Jacques-Joseph Ebelmen, qui a publié en 1845, dans les Annales des Mines de Paris, un article intitulé « Sur les produits de la décomposition des espèces minérales de la famille des silicates ». Ce dernier a montré que les roches sous l’effet du CO², dissout dans l’eau, se transforment en argiles, en oxydes, en sels minéraux et en bicarbonates ; à leur tour, ces sels minéraux et ces bicarbonates, emportés par l’eau de ruissellement, se combinent en calcite, et donnent le calcaire — en bref, le carbone de l’air devient de la pierre.

Ebelmen a également compris que les matières organiques fossiles, comme le charbon, séquestraient une partie du gaz carbonique de l’atmosphère. La question qui se posait alors était de comprendre comment ce carbone piégé dans le calcaire et les matières organiques fossiles retournait dans l’air. La réponse d'Ebelmen était : grâce à l’activité volcanique. En d'autres termes, la vie du globe terrestre serait indispensable à la vie tout court. Mais le chimiste ne faisait qu’entrevoir la solution : la théorie de la tectonique des plaques n’a été élaborée qu’un siècle plus tard, à la fin des années 1960.

Entre Hadès et Hélios, la zone critique

C’est cette esquisse du système Terre que reprend et approfondit Jérôme Gaillardet en mettant l’accent sur une zone précise, à l’interface de la terre et du ciel, d’Hadès et d’Hélios comme il le dit, filant la personnification de Gaïa. Le concept a été initié aux États-Unis, en 2001, par le Weathering System Science Consortium (WSSC, le « Consortium pour une science du système d’altération »). De fait, l’altération est au cœur de ce qui a été ensuite appelée la « zone critique », définie comme un « milieu hétérogène de la proche surface terrestre dans lequel des interactions complexes entre les roches, le sol, l’eau, l’air et les organismes vivants se jouent et régulent l’habitat naturel, déterminent la disponibilité des ressources vitales ».

Ce qui, formulé ainsi, pourrait paraître complexe à comprendre devient en réalité très concret grâce à la mise en scène des recherches présentées par l’auteur, qu’il s’agisse de ses propres travaux ou bien de ceux des nombreux collègues cités. La science n’est pas un travail isolé, mais bien le résultat d’une communauté associant chimistes, géologues, hydrologues, écologues et naturalistes, qui tous se penchent sur la surface de la Terre pour comprendre ce qui s’y passe.

Les exemples sont multiples, mais qui habite La Réunion ne sera pas surpris de voir l'auteur évoquer comment les coulées de lave, dans un climat tropical humide, se recouvrent au bout de quelques années à peine de lichens, de mousses, puis de fougères, avant que les arbustes ne commencent à pousser dans quelques anfractuosités de la roche, tandis que des forêts recouvrent les coulées centenaires. Dans le développement de toute cette végétation, l’eau joue un rôle majeur en décomposant le basalte, en libérant des nutriments et en rendant la roche à la fois poreuse et perméable. C’est le processus de « terraformation », terme qui n’appartient donc pas qu’à la science-fiction, mais qui permet de nommer la métamorphose de la roche en sol ; en l'occurrence, du volcan en un milieu vivant.

Tous les recoins de la Terre ne ressemblent pas à La Réunion, mais rares sont les endroits où cette transformation n’a pas prise, que ce soit sur les calottes glaciaires ou dans les déserts arides. Paradoxalement, il y a aussi des lieux où cette transformation n’est plus active, comme dans les vastes plaines amazoniennes où on constate une passivation de la surface terrestre : le socle rocheux y est noyé sous la couverture d’altération.

La biosphère, un concept global pour dire l’espace du vivant

Jérôme Gaillardet n’insiste pas sur la notion de « biosphère », mais son emploi est justifié par une remarque faite au terme d’un chapitre. Le terme, forgé initialement par Eduard Suess en 1875, a désigné à partir de la fin du XIXe siècle une partie de la Terre, à côté de la lithosphère, de l’hydrosphère et de l’atmosphère. Il a été repris, mais dans un sens plus global, par Vladimir Vernadsky, dont le livre La biosphère, a été publié en français en 1929 : « La face de la Terre, son image dans le Cosmos, perçue du dehors, du lointain des espaces célestes infinis, nous paraît unique, spécifique, distincte des images de tous les autres corps célestes. La face de la Terre révèle la surface de notre planète, sa biosphère, ses régions externes, régions qui la séparent du milieu cosmique. » Dans les actes de la conférence publiés par l’Unesco en 1970, Utilisation et conservation de la biosphère, la biosphère est définie comme « la couche extérieure du globe, où la vie a pris naissance et où se trouvent actuellement cette multitude d’organismes différents qui peuplent les couches inférieures de l’atmosphère, l’hydrosphère et les terres émergées ».

Aujourd’hui, cependant, on définit généralement la biosphère comme l’ensemble des organismes vivants dans leurs milieux, mais on a tendance à les dissocier du reste du système Terre. « Elle côtoie, écrit Jérôme Gaillardet, l’atmosphère, la lithosphère, l’hydrosphère au rang des grands containers terrestres et a été divisée, comble du paradoxe pour un concept intégrateur, en biosphère océanique et biosphère continentale. » Dans un enseignement du système Terre, la notion de biosphère devrait être centrale.