Le SS Sudan est le dernier steamer avec roue à aubes d’Égypte. Ce navire centenaire fut la propriété du roi Fouad Ier et le fleuron de la flotte touristique de l’agence Cook pendant l’entre-deux-guerres. Sauvé des eaux du Nil, il a repris du service entre Louxor et Assouan pour un voyage dans le temps, entre les merveilles de l’Égypte antique et l’élégance des années trente. Texte Brigitte Postel- Photos l’auteure et DR
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Le SS Sudan (à droite) lors d’une croisière sur le Nil pendant les Années folles. Le steamer a repris du service depuis sa restauration. © DR[/caption]
Lorsqu’en 1907 Pierre Loti embarque pour une croisière sur le Nil organisée par la compagnie Thomas Cook, il ne peut s’empêcher de s’exclamer : «
Alléchés par les réclames, les Cookies affluent chaque hiver en dociles troupeaux. » Que dirait-il aujourd’hui ? Les bateaux à aubes ont été remplacés par des usines flottantes et pour la plupart polluantes, mais la fascination pour l’Égypte demeure. Cook a réussi son pari : rendre la navigation sur le Nil accessible au plus grand nombre.
Il reste toutefois une manière plus intime et paisible de découvrir ce fleuve, en empruntant le dernier navire à vapeur croisant encore sur le fleuve, le
steam ship Sudan. Ce petit palace flottant a été construit en
Écosse en 1921, puis envoyé en kit au Caire au voyagiste
Thomas Cook, qui a obtenu la concession de toute la navigation touristique sur le fleuve.
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Affiche publicitaire de Thomas Cook & Son dans les années 20, avec le SS Sudan naviguant sur le Nil. L’agence de voyages britannique propose ses premières croisières touristiques dès 1860. © DR[/caption]
Le navire fut d’abord la propriété du roi FouadIer, puis de son fils Farouk, mais ils navigueront peu à bord du Sudan, « seulement quelques jours par an », précise le directeur du bateau, Amir Attia.
Un an après son lancement, la découverte de la tombe de Toutânkhamon donne un nouvel élan au tourisme en Égypte.
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Le Sudan au temps des croisières de la Belle Époque. © DR[/caption]
Les fantômes d’Agatha Christie
Prisé de l’aristocratie britannique, des diplomates et des archéologues, le navire est alors dévolu aux croisières et aux voyages jusqu’à Assouan. Remonter le cours du Nil vers les hautes terres d’Égypte ne prend plus que vingt jours contre une cinquantaine en dahabieh à voile.
Entre deux navigations à bord de ces steamers, l’élite se prélasse au Winter Palace à Louxor et au Old Cataract à Assouan.
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Long de 72 mètres, pour 9,80 m de large, le Sudan dispose de 18 cabines et 6 suites, sur deux niveaux © DR[/caption]
À bord, les passagers sont choyés. Les dames visitent les temples de Karnak et la vallée des Rois à dos d’âne, avant de se retrouver pour le thé ou une partie de cartes au salon ou sur le pont, tandis que les messieurs se rassemblent au bar ou au fumoir. Pour le diner, tout le monde s’habille et c’est encore pareil aujourd’hui, la cravate en moins.
En dépit de la Première Guerre mondiale, la période faste de ces bateaux va durer vingt ans. Les personnalités et célébrités se succèdent à bord. L’archéologue Max Mallowan y emmène son épouse,
Agatha Christie, en 1933.
Sur ce navire, la célèbre romancière a l’idée de son roman
Mort sur le Nil. Le
Sudan sera temporairement rebaptisé
Karnak pour coller au livre, lors de la seconde adaptation cinématographique d’Andy Wilson, en 2006.
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Des dahabiehs voguent sur le Nil. Ces voiliers d’un autre âge sont devenus une attraction touristique au départ de Louxor et d’Assouan © DR[/caption]
Mais la Seconde Guerre mondiale va sonner le glas du tourisme en Égypte. Le SS Sudan est abandonné dans un chantier naval du Caire pendant un demi-siècle, avant d’être restauré par un armateur égyptien en 1991.
Premier lifting avant une remise à flot en 1993 pour quelques années, avant de retomber dans l’oubli. Le sauvetage du Sudan, on le doit à Jean-François Rial, cofondateur de Voyageurs du monde, et surtout à son père ingénieur mécanique à la retraite, Odilo, accompagné par un ingénieur égyptien, Adel Shokry, et un amoureux des vieilles machines, Fabien Cazenave.
Le navire est alors dans un état proche de l’épave et les travaux s’annoncent… pharaoniques. Qu’à cela ne tienne ! Le voyagiste s’associe au propriétaire égyptien pour lui redonner vie.
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Le maitre d’hôtel, Ahsraf Attalla, surnommé « Omar Sharif » par ses collègues, est aux petits soins pour ses hôtes. © DR[/caption]
Une antiquité pilotée au joystick
Après six mois de travaux, le
Sudan reprend le cours du Nil. «
Le vieux vapeur est soumis à un régime drastique qui l’allège de 200 tonnes, réduisant ainsi son tirant d’eau et sa consommation », détaille Amir. La coque est réparée et la flottabilité renforcée par des caissons étanches.
Un moteur d’étrave est installé, transformant l’accostage en un jeu d’enfant pour le raïs (capitaine), qui pilote à l’aide d’un joystick.
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Les boiseries des coursives prennent des tons dorés au soleil couchant. Des voiles de coton permettent d’ombrager le passage aux heures les plus chaudes de la journée © DR[/caption]
Les boiseries extérieures en pitchpin et les parquets en teck sont décapés et huilés.
Après notre embarquement à Louxor, un garçon nous conduit dans une splendide cabine – la suite
Agatha Christie. La chambre, tout en rondeur, est située à la proue du bateau et à tribord. Vitrée sur toute sa paroi externe, elle nous laisse contempler le Nil et ses berges dès notre réveil.
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La romancière Agatha Christie a laissé son nom à la suite située à l’avant du bateau, à tribord. © DR[/caption]
À l’intérieur, le mobilier nous replonge dans le charme désuet de l’entredeux- guerres : lits en bois doré (ou en cuivre), épais rideaux de coton écru, vieux téléphone à cadran (connecté à la réception), mobilier chiné auprès d’antiquaires cairotes, portrait encadré du roi Farouk et de son épouse, baignoire sur pieds, robinetterie en laiton. Un confort intemporel où l’écran TV n’a pas sa place.
Les coursives sont à l’avenant : cuivres rutilants, boiseries laquées, parquet de teck sombre astiqué matin et soir par les matelots, tout comme l’escalier en acajou.
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À bord du Sudan, la grande majorité des cabines sont accessibles depuis les coursives. © DR[/caption]
Après les visites, on se retrouve au salon-bar, bien calés dans des fauteuils tapissés de velours ou des canapés club pour un apéritif. Les garçons, en galabieh traditionnelle rouge ou noire selon les services et coiffés d’un fez, sont aux petits soins pour chaque convive.
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Plafond en bois à caissons, canapés chesterfields et fauteuils‑club apportent une touche très british au salon bibliothèque du Sudan. © DR[/caption]
Du pont soleil, on découvre un Nil vivant, nourricier. Naviguer à 10 km/h est un privilège. Les berges défilent lentement : palmiers, champs de cannes à sucre et de roseaux, pêcheurs à l’épervier, coupeurs de jonc, lavandières, ibis et hérons en embuscade … le coeur du Nil bat au rythme de toutes ces vies minuscules, les mêmes qu’il y a 4 000 ans.
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Sur le pont soleil, tout en teck huilé, il est l’heure de servir thé et karkadé à la quarantaine de passagers privilégiés. © DR[/caption]
On se lève tôt pour profiter un maximum des sites avant qu’ils ne soient envahis par la foule et que la chaleur ne soit trop intense. Les vallées des Rois et des Reines, les temples de Karnak, Louxor et son obélisque orphelin (l’autre, offert par le pacha Méhémet Ali à la France, trône place de la Concorde à Paris), Edfou dédié au dieu Horus, Kôm Ombo au dieu-crocodile Sobek et au dieu à tête de faucon Haroëris.
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À quai, le Sudan attend le retour des passagers partis en excursion. Les liaisons se déroulent surtout en début d’après-midi. © DR[/caption]
Sans oublier les excursions finales aux temples ptolémaïques de Philæ et d’Abou Simbel, que l’on fait à partir d’Assouan. On se repose l’après-midi, quand la navigation reprend, en prenant un bain de soleil sur les chaises longues du sundeck ou à l’ombre du taud.
Une visibilité ultra réduite
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Le raïs, très concentré lors d’une manoeuvre d’accostage, pilote le bateau à l’aide d’un joystick. © DR[/caption]
En décembre et janvier, le niveau de l’eau est bas (entre 2 et 3 m). Le chef pilote Ahmed, aux commandes depuis 24 ans, et son premier assistant, Abdul Nasser, scrutent le fleuve à la recherche des bancs de sable. «
Le plus compliqué reste le passage de l’écluse d’Esna, ditil. Cela demande beaucoup de vigilance pour tout l’équipage. »
D’autant plus que la forme en losange du bateau est très particulière et ne permet pas de visibilité sur ses flancs arrière ni sur la poupe.
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Le
Sudan est une vieille dame centenaire à manier avec précaution !
Les roues à aubes, installées sur les côtés, barattent les eaux du fleuve en cadence. Leurs grandes pales articulées par deux bras latéraux donnent le rythme à la croisière.
Entrailles brulantes du navire
Visibles depuis le pont, ses énormes bielles sont entrainées par la triple expansion des pistons. Cette belle mécanique tourne aujourd’hui presque en silence. Il faut dire qu’elle est amoureusement surveillée et arrosée d’huile tous les quarts d’heure par le chef mécanicien Adel, 30 ans au poste. Il nous ouvre les portes des entrailles brulantes du navire. C’est là, autour d’une nouvelle chaudière changée en 2011, que la magie opère.
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Récemment rénovée, l’Allée des sphinx relie les temples de Louxor et de Karnak © DR[/caption]
L’eau du Nil est aspirée, chauffée, évaporée puis condensée avant de reprendre le cycle. « Les grands voyages ont ceci de merveilleux que leur enchantement commence avant le départ même », écrivait Joseph Kessel.
On espérait un voyage mythique et il l’a été. Naviguer sur le Sudan nous emmène dans un voyage intérieur qui se savoure avec les yeux et se ressent avec le cœur.
Carnet de voyage Le Nil à bord du SS Sudan
Le bateau
Le bateau à vapeur (steam ship) Sudan appartient à l’agence de voyages Voyageurs du monde. Il est doté de 24 cabines, dont 6 suites. Réparties au fil des coursives, les 18 cabines ont une superficie de 17 m2. Situées dans les espaces les plus privilégiés, les suites (25 m2) restituent pleinement le charme et l’authenticité originelle du bateau.
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Le bar a conservé ses boiseries et sa décoration d’origine. C’est le lieu idéal pour savourer un cocktail avant le diner. © DR[/caption]
La croisière
Le départ de la croisière se fait d’Assouan ou de Louxor. Certaines croisières permettent de visiter également les sites de Qena, Abydos et Dendérah. Le prix inclut les repas à bord, conciergerie et guide francophone. La meilleure saison pour visiter l’Égypte et naviguer sur le Nil va d’octobre à mai.
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La visite du temple d’Horus à Edfou, entre Louxor et Assouan, est un moment fort de la croisière © DR[/caption]
Les tarifs
Ils varient selon la saison, le type de cabine et les activités. Excursions possibles aux temples d’Abou Simbel ou pour visiter la vallée des Rois en montgolfière. Des extensions sont possibles en mer Rouge ou au Caire. À partir de 4 250 € la semaine chez
Comptoir des voyages ou
Voyageur du monde
Écoresponsabilité
L’eau des salles de bains et toilettes des passagers et de l’équipage est puisée dans le Nil, rigoureusement filtrée et chauffée par des capteurs solaires installés au-dessus du sundeck. L’excédent est envoyé vers la chaudière, réalisant ainsi une économie annuelle de gasoil de 30 000 litres et réduisant de 78 tonnes l’émission de CO2.
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Un livre paru en 2022 retrace l’histoire des croisières sur le Nil et la restauration du Sudan. © DR[/caption]
La cuisine
Gastronomique, généreuse et raffinée, aux saveurs occidentales et orientales, chaque jour différente. Servie par un personnel prévenant en costumes du service royal.
À lire
Une croisière sur le Nil ou la fabuleuse histoire du steam ship Sudan, de J.‑F. Rial et collectif (Albin Michel, 2022).