Drogue : "Penser qu’on va arrêter le trafic avec les opérations 'Place nette', c’est se leurrer"
La lutte contre le trafic de drogue appelle une image facile : celle du combat d’Hercule contre l’Hydre de Lerne, du nom de ce monstre mythologique dont chacune des neuf têtes repoussait à chaque fois que l’une d’elles était tranchée. Ce 19 août, la Préfecture de police a dévoilé le bilan des 55 opérations "Place nette", menées entre le 1er janvier et le 1er août. Au total, les forces de l’ordre ont saisi 535 kilos de résine de cannabis, 51 kilos d’herbe, 7 kilos de cocaïne, 47 armes à feu, plus d’1,8 million d’euros et mené 375 gardes à vue d’après les chiffres transmis au journal Le Monde. Les infractions liées aux stupéfiants ont également augmenté de 138 % par rapport à juillet 2023. Des chiffres affichés par la puissance publique, désireuse de montrer son action sur un trafic qui s’étend désormais bien au-delà des grandes agglomérations. Mais cette lutte a des conséquences. "Ces opérations de voie publique et judiciaire déstabilisent le trafic et suscitent des guerres de territoire pour se réapproprier les points démantelés", a admis la Préfecture de police auprès du quotidien du soir.
Ces opérations de "reconquête" des réseaux sont meurtrières : si les homicides sont en baisse à certains endroits, comme à Marseille - en juin, ils avaient diminué de 70 % par rapport au début de l’année - ils n’en demeurent pas moins que les guerres de territoire continuent de faire des victimes. Parfois même des innocents, comme les sept personnes décédées dans l’incendie criminel allumé dans leur immeuble à Nice, du 17 au 18 juillet. Le bâtiment, dans le quartier populaire des Moulins, a été au centre d’une opération "Place nette". A Grenoble, l’explosion de violence liée au narcotrafic étonne même son procureur, Eric Vaillant. "Je n’avais pas vu ça depuis ma prise de poste à Grenoble, il y a cinq ans. Des fusillades tous les deux ou trois jours pendant presque un mois. C’est une guerre des gangs intense", confie-t-il ce 20 août au Parisien. La ville a été marquée par une quinzaine de fusillades ayant mené à "autant de blessés et un mort", précise-t-il. Les autorités semblent lancées dans une lutte sans fin. Pour l’analyser, L’Express a interrogé Clotilde Champeyrache, auteure de Géopolitique des mafias (éd. Le Cavalier bleu, 2022).
L’Express : Comment expliquer le décalage entre l’ampleur des opérations "Place nette" déployées au printemps et le bilan actuel : des interpellations, certes, mais une violence et un trafic toujours présents ?
Clotilde Champeyrache : Ces opérations ont avant tout un côté médiatique. Beaucoup de moyens sont déployés devant la caméra mais ils ne touchent que la dernière tranche du trafic de stupéfiants, c’est-à-dire la partie visible du trafic, les petites mains, les dealers, donc les organisations criminelles les moins puissantes. Les violences peuvent potentiellement être augmentées dans la mesure où il peut y avoir des arrestations, des marchandises saisies. Cela déstabilise le marché de la source au client, et crée des espaces qui entraînent des conflits territoriaux sans désorganiser le trafic de gros, ni une partie de plus en plus importante du commerce illicite qui passe par les applications numériques sur les téléphones. La vente de rue existe toujours, bien sûr, mais n’est plus la seule façon de s’approvisionner.
Les pouvoirs publics assument de "déstabiliser le trafic" avec leurs opérations et donc de susciter "des guerres de territoire". Ils semblent estimer que le jeu en vaut la chandelle. Est-ce le cas ?
L’Etat réaffirme sa position sur le territoire. C’est hautement symbolique, en particulier à un moment où des territoires sont "perdus" aux mains du trafic de stupéfiants. La problématique s’amplifie, de plus, puisqu’on n’est plus uniquement dans les grands centres urbains et que les campagnes sont désormais également touchées. Ceci étant dit, on ne déstabilise encore une fois qu’un petit marché, à court terme. On arrête des personnes, on empêche des consommateurs de se rendre sur des points de deals habituels. Très rapidement, de nouveaux points de deals apparaissent, des SMS sont envoyés en disant que la marchandise peut être livrée. Les façons de rebondir sont donc extrêmement importantes. On n’observe pas de pénurie sur le marché. Pour l’opération "Place nette XXL" à Marseille, par exemple, les consommateurs habituels ont reçu des SMS disant "Nous nous excusons pour la gêne occasionnée, l’approvisionnement reprendra dans les vingt-quatre heures". Ce n’était donc pas de la grosse désorganisation.
Vous évoquez l’essor des commandes sur les plateformes. L’Etat n’est-il pas déjà en retard en concentrant autant de moyens sur un trafic de rue qui n’est plus, finalement, qu’une partie du trafic ?
Le trafic de rue ne va pas disparaître. Des habitudes ont été prises. Il y a des points de deals que l’on ne va pas perturber : il y a certaines cités où, encore aujourd’hui, on n’entre pas véritablement. Il est certain que, depuis le Covid, la livraison à domicile est devenue une façon de s’approvisionner pour des consommateurs déjà existants. Ce mode de consommation a été mis en place à la va-vite par des trafiquants pendant le Covid. Les applications étaient assez sommaires. Maintenant, il y a des applications extrêmement élaborées, très graphiques, qui vont fournir des informations sur la qualité de la drogue, des commentaires d’utilisateurs… Il y a des offres promotionnelles, de la fidélisation qui se fait en ligne. Le trafic y est encouragé et attire de nouvelles personnes. Des gens bien insérés socialement qui, jusqu’ici, n’osaient pas se rendre en banlieue sur un point de deal, avaient peur de prendre le risque d’être vus ou interpellés.
Est-ce que la géographie des opérations "Place nette" vous paraît correspondre, justement, à la nouvelle géographie d’un trafic de drogue qui s’étend désormais aussi dans les campagnes ?
Non, les opérations "Place nette" se sont beaucoup concentrées dans les grandes agglomérations. Il y a aussi, désormais, des points de deals mis en place par les trafiquants en zones rurales. Une berline vient dans les petits villages, les gens s’approvisionnent, la voiture repart. Cela ne veut pas pour autant dire qu’il faut arrêter de le faire de mener ces opérations : mais croire que l’on va arrêter le trafic de stupéfiants uniquement en multipliant les opérations "Place nette", c’est se leurrer.
Des facteurs locaux peuvent également expliquer les violences. A Grenoble, des trafiquants qui avaient purgé leur peine de prison ont été relâchés et sont revenus sur le territoire. Certains veulent reprendre ce qu’ils considéraient comme leur appartenant. La conflictualité existe aussi dans ces petites organisations criminelles qui sont à la recherche d’une implantation territoriale. Cette violence rend visible le trafic de stupéfiants. Mais il faut bien comprendre que la plupart du temps, le trafic est sous nos yeux. On ne le voit pas quand il n’est pas violent. Pourtant, dans le monde criminel, la coopération est beaucoup plus importante que la violence. Tant que l’on n’aura pas compris cela, on va passer à côté d’une partie du sujet.
Qu’entendez-vous, justement, par "coopération" ?
Les organisations criminelles ne gèrent pas le trafic de A à Z. Les narcotrafiquants avaient une position dominante pour la cocaïne. Maintenant, ce n’est plus du tout le cas car les cartels en Amérique du Sud ont en partie explosé. Il y a un éclatement des opérations entre le producteur et le consommateur final. Les organisations criminelles ont donc appris à coopérer. Des importateurs de gros gèrent pour le compte des plus petites organisations l’acheminement de la drogue vers le client. Il y a une vraie hiérarchie dans le monde criminel. Ceux qui tombent dans les opérations "Place nette", ce sont, encore une fois, les plus petits. Ils ne maîtrisent pas l’amont de l’approvisionnement et n’ont pas forcément d’informations importantes à donner sur le monde du crime organisé.
A-t-on une bonne connaissance du fonctionnement et de la cartographie des différents intervenants dans cette "chaîne du trafic" ?
Nous n’avons pas assez d’études sur le sujet en France. Cela ne signifie pas pour autant que les acteurs soient complètement ignorants du sujet. Mais il est vrai qu’il faut pratiquer du renseignement criminel. Cela prend beaucoup de temps. A cela, il faut ajouter une réforme de la police judiciaire qui, d’après les acteurs concernés, va plutôt dans le sens d’une régression. Les enquêteurs de PJ n’ont pas le vent en poupe : ils manquent de moyens et de temps. Or, c’est précisément ce dont on a besoin pour remonter les filières d’approvisionnement et enfin taper les grosses organisations.
Les opérations "Place nette" ne visent pas suffisamment les endroits capitaux que sont les ports.
Pour cela, il faudrait développer le renseignement criminel. Autre problème : la criminologie n’est pas reconnue comme une discipline universitaire en France, ce qui fait que l’on manque de travaux sur le sujet. Ceux qui s’y consacrent n’ont pas forcément accès à toutes les informations, alors qu’obtenir des données sur le crime organisé en France est extrêmement complexe.
Ces recherches seraient pourtant essentielles pour comprendre la coopération entre les différentes organisations criminelles. Quand les enquêteurs ont décrypté les messages du réseau néerlandais de messagerie cryptée Encrochat en 2020, puis des canadiens SkyECC un an plus tard, ils ont repéré un grand nombre d’organisations criminelles qui coopéraient, vendaient des services, externalisaient des prestations. Il y avait aussi des organisations criminelles qui réalisaient des opérations de portage. Elles se regroupaient pour commander de la drogue en commun, ce qui permet d’avoir des prix plus intéressants et de répartir les risques. Cela rend aussi l’identification des différents acteurs beaucoup plus difficile. Les organisations criminelles brouillent les pistes car elles ont compris que le bas de la chaîne est devenu fragile.
Vous évoquiez précédemment une "hiérarchie" dans le monde criminel. Quelle place ces intermédiaires occupent-ils dans le trafic ?
Outre le bas de la chaîne, on trouve ceux qui vont gérer la position intermédiaire dans le trafic. Ils commandent de grosses quantités pour le compte d’autres personnes. Ces criminels ont une réputation établie : on sait qu’ils ne vont pas trahir, qu’ils sont fiables en termes de paiement. Ce sont des gens qui ont eu le temps de mener une carrière criminelle et qui s’adossent en général à des organisations puissantes. Il ne s’agit pas de cavaliers seuls qui géreraient le trafic. Ces personnes-là appartiennent par exemple à la mafia calabraise, et maintenant, certains trafiquants albanais. Ils ont appris des Calabrais ces dernières années et sont en train de monter en puissance.
Ces mafieux ne sont pas forcément présents sur notre territoire. Ils ne gèrent pas directement les points de deals ou la distribution au consommateur final. Le point de deal est visible et est donc la partie fragile du trafic, celle qui va gagner le moins d’argent. Les organisations criminelles ont compris que déléguer était la meilleure manière de se protéger en créant des sas : les opérations policières touchent les petits sans parvenir à atteindre les gros. Chaque conférence de presse mentionne le nombre d’interpellations. Mais il faut bien avoir à l’esprit que l’interpellation d’un petit dealer ne perturbe pas le trafic. De la même manière, les opérations "Place nette" ne visent pas suffisamment les endroits capitaux que sont les ports. Si davantage avaient lieu à cet endroit, cela ferait une vraie différence. Mais cela se heurte à des réticences multiples. Dans les ports, l’enjeu économique est énorme. Les complexes aéroportuaires ne souhaitent pas que les contrôles se multiplient au risque d’entraver la fluidité de la circulation des marchandises.
Dans son interview au Parisien, le procureur de Grenoble explique "essayer" de mener une stratégie semblable à celle de la "stratégie Al Capone" de harcèlement des dealers. A-t-on les moyens de cette ambition ? Est-elle seulement efficace ?
La stratégie Al Capone est la stratégie de remonter jusqu'à l'auteur du crime par l’argent. C’est effectivement quelque chose qui fonctionne. C’est aussi ce qu’a fait le juge Falcone contre la mafia sicilienne. Mais cette méthode demande beaucoup de moyens et de temps pour suivre la piste des flux financiers et les identifier.
Nous sommes très en retard sur la question du blanchiment et l’infiltration de l’argent sale dans l’économie légale. La logique médiatique cherche souvent des montages financiers complexes alors que vous avez des organisations criminelles qui utilisent l’argent sale dans l’économie légale en le déversant sale dans l’économie légale. Ce sont tous les investissements dans la restauration, dans l’hôtellerie. Cela rejoint la stratégie d’emprise : à travers ces petites entreprises, vous donnez de l’emploi, des revenus, vous avez une façade. Et ça, ça favorise l’emprise criminelle sur le territoire. La mafia calabraise, par exemple, est déjà implantée en France. On ne cherche pas suffisamment, parce qu’elle n’est pas directement liée - en dehors de quelques affaires - au trafic de stupéfiants. Elle est déjà dans l’investissement dans des structures légales, notamment dans le BTP. Or, toucher au BTP, c’est toucher l’argent public, via les appels d’offres captés par ces entreprises. On est dans une dimension de prise de contrôle sur des territoires.
Peut-on suivre la piste de ces chaînes ?
C’est possible, mais c’est très long. Cela nécessite des enquêtes patrimoniales, sur les personnes impliquées mais aussi sur leurs proches. Cela demande des mois et des mois de travail. Des policiers et des gendarmes réalisent un travail dans l’ombre, remarquable, loin des radars médiatiques. En 2011, par exemple, un trafic de stupéfiants avait été identifié en lien avec des mafieux calabrais. Dans cette affaire, une entreprise de BTP avait capté un marché public. Mais cette entreprise a été identifiée par la justice italienne. Là-bas, à chaque fois qu’un mafieux est identifié, la police lance obligatoirement une enquête patrimoniale. A l’époque, la France n’était pas dans la même logique, et ne l’est pas encore tout à fait.