Oui, nous Français râlons et nous râlerons encore, par Christophe Donner
L’empoisonnant dicton serait venu de l’étranger, comme toujours, un peu d’Italie, un peu d’Espagne, mais surtout de la perfide Albion : les Français sont râleurs. Ils ne savent pas la chance qu’ils ont de vivre dans un pays à la fois ensoleillé et avec des coins d’ombre, où l’on peut pratiquer le ski alpin le matin et nautique l’après-midi. C’est vraiment une manie, une seconde nature, ils feraient mieux d’aller voir ailleurs comment ça se passe, la chance qu’ils ont. Mais quand ils vont voir ailleurs, ça ne va pas non plus, on leur parle mal, et dans une langue qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ont refusé d’apprendre correctement à l’école.
C’est culturel chez eux, presque génétique, dès la crèche, avant même de savoir marcher, ça commence, c’est dans les programmes, de la maternelle à l’université on leur apprend à râler pour un oui pour un non, parce qu’il n’y a plus de Nutella, parce que les vieux les empêchent de regarder les écrans toute la journée, ils râlent contre Parcoursup, contre le sélectionneur de l’équipe de France. Ils râlent comme ils respirent. On les entend de loin, comme des cornes de brume, vitupérer, renauder, pleurnicher parce que c’est toujours l’Allemagne qui gagne, parce que c’est la faute de l’arbitre, ils râlent contre les vélos parce qu’il y en a trop, contre les bus parce qu’il n’y en a plus. Ça les prend le matin et ça ne les quitte plus de la journée, en famille, entre collègues, entre copains. Entre copines un peu moins, c’est vrai, mais ça commence à s’équilibrer, vous allez voir qu’ils vont bientôt râler contre la parité. Et c’est comme ça dans toutes les classes sociales, chez les nantis, chez les sans-dents, toutes les "sensibilités", démocrates ou réacs.
Les râleurs ont inventé pour ça il y a déjà plus de deux siècles une machine à râler, la politique, ils en sont dingues, des référendums, des législatives, des cantonales, des ceci des cela, ils râlent d’ailleurs contre le pognon que ça coûte, mais ils ne peuvent plus s’en passer. Plus récemment, alors qu’ils ont râlé pendant un siècle contre les membres du Comité international olympique qui leur refusaient les Jeux olympiques, maintenant qu’ils sont là, à Paris, au lieu de faire youpi youpa, ils râlent parce que ça fait des embouteillages, parce que les places dans les stades, au Grand Palais, à la Concorde, elles sont trop chères, parce qu’on doit rester des heures devant les Tuileries fermées à attendre que la vasque s’élève dans le ciel de Paris, et elle ne s’élève pas, sous prétexte qu’il pleut, qu’il y a du vent, fallait prévoir, quand même.
Quintes de rouspétance
Et même en province, il y en a qui en ont marre, qui râlent parce qu’il n’y en plus que pour le sport dans les journaux, la radio, l’Internet, et à la télé c’est sur toutes les chaînes, sauf TF1, qui râle aussi. Car ce ne sont plus seulement des personnes physiques qui émettent ces gutturales protestations, mais aussi des personnes morales, de telle sorte qu’on ne sait plus très bien d’où proviennent ces quintes de rouspétance.
Et voilà que dans cette ambiance d’hypertension nationale, un phénomène apparaît, un vent mauvais de râlophobie qui souffle sur la France. Il serait de bon ton de râler contre les râleurs. Ce sont généralement ceux qui sont du bon côté du manche, des gentils organisateurs, des chanteuses ressuscitées, des champions médaillés, des malletiers annonceurs et de notre président bécoteur, ce sont les chefs de file, les hérauts de la râlophobie, qui, sous leurs airs d’ambassadeurs du bonheur, de prosélytes de l’esprit sain dans un corps sain, ramassent la mise. Ceux qui voudraient, en fait, ne plus nous entendre râler.
A ceux-là, je dis : oui, nous râlons et nous râlerons encore. La râlophobie ne passera pas. Nous resterons vigilants, nous serons la voix des jaloux, des envieux, des frustrés de l’or, de l’argent et du bronze. Nous serons la consolation des défaits, des éternels insatisfaits, des anxieux chroniques, des écrivains qui exagèrent.