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Август
2024

Un été littérature – 14) Littérature sur le corps / l’apparence

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Casse-gueule, de Clarisse Gorokhoff

Notre visage est-il le reflet de notre identité ? Peut-on imaginer vaincre les apparences au-delà de cet attribut bien aléatoire et bien fragile ? Que se passe-t-il lorsque celui-ci est ravagé du jour au lendemain ?

Ce qui m’a intrigué et attiré vers la lecture de ce roman de la jeune écrivaine Clarisse Gorokhoff est son essence atypique.

Ava, assez jolie jeune femme, même si elle déplore sa forme de beauté assez lisse, se fait agresser sauvagement par un inconnu dans une petite cour d’immeuble à Paris. Il lui détruit littéralement le visage.

Là où on pourrait s’attendre à la situation classique et bien naturelle de la souffrance, du désespoir, de la vie brisée, on assiste de manière paradoxale, à l’inverse, à une forme étonnante et inattendue de renaissance. Jusque-là, Ava éprouvait comme une sorte de difficulté à s’approprier son propre visage, à assumer cette divergence entre son caractère intime et cette apparence somme toute assez banale. En outre, ce visage représentait comme une forme d’héritage lourd à assumer de cette mère pour laquelle elle éprouve une grande détestation. C’est pourquoi, par un fait extraordinaire, elle vit comme une libération le fait d’être défigurée.

Là où tout le monde la voit à présent comme un monstre et détourne le regard, et où médecins comme entourage mettent tout en œuvre pour tenter de la réparer, elle se sent au contraire revivre et se complait dans cette nouvelle apparence, qui lui offre un autre regard à la fois sur elle-même, sur les autres, mais aussi sur le monde tel qu’il fonctionne.

Le thème ne pouvait donc que m’attirer, m’intriguer, me donner envie de découvrir les ressorts de cette philosophie de vie bien peu commune et de cette force de caractère du personnage d’Ava.

En outre, le style d’écriture de l’auteur est agréable, de qualité, maîtrisé. Et le savoir-faire en matière d’écriture de roman, d’art de captiver, de mener l’intrigue, est accompli.

Au-delà de la réflexion philosophique sur les thèmes de l’apparence, du corps et plus spécifiquement ici du visage, l’auteur va nous amener plus loin. Que révèle ou que cache cette fascination d’Ava pour l’événement somme toute assez morbide qu’elle a vécu ? Qu’est-ce qui peut expliquer cette force de caractère et cette capacité peu commune à vivre ce drame comme une forme de délivrance ? Et le personnage sort-il réellement si indemne et si grandi de cette situation ?

Un roman qui va nous mener vers les cimes de l’inconnu, les frontières de la raison, le désir de vivre, mais peut-être aussi vers les terribles affres de l’extrémisme de certains mouvements sectaires, le chaos et le néant, les paradoxes de la singularité.

Une forme de réflexion sur le piège des apparences, des conventions et mondanités qui parfois nous emprisonnent malgré nous, sur la question fondamentale de la liberté, de l’identité, de l’émancipation.

Une fin un peu surprenante et peut-être un peu décevante, mais qui ne doit pas ternir l’idée générale et l’invitation à la réflexion. Un roman étonnant, qui peut dérouter. Une invitation à porter un autre regard sur les choses et sur le quotidien.

Clarisse Gorokhoff, Casse-gueuleGallimard, mai 2018, 240 pages.

 

Dévisagée, de Erin Stewart

Ce livre, magnifiquement écrit par Erin Stewart, dont c’est le premier roman, est une très belle réussite. Inspiré à la fois par l’expérience de la mort qu’a failli connaître l’auteur à la suite d’un arrêt cardiaque dont elle a réchappé, et par le recueil des nombreux témoignages qu’elle a pris la peine de recueillir auprès de grands brûlés qui lui ont fait partager leurs victoires et leurs souffrances, le livre est d’une grande force. Tout en étant sans complaisance, ni complainte inutile.

C’est l’histoire d’une jeune lycéenne brûlée à 60 % au troisième degré, qui a vu périr devant ses yeux ses parents et sa cousine dont elle était très proche. Double traumatisme au plus profond, dont personne ne peut véritablement se sortir un jour. Souffrance physique, atroce ; souffrance morale, tout aussi affreuse et effrayante.

C’est l’histoire aussi de rencontres exceptionnelles qui vont jouer un rôle majeur dans le devenir de la jeune fille. Des rencontres dont j’ai craint dans un premier temps qu’elles ne puissent être possibles que dans un roman. Mais plus j’ai avancé dans la lecture, plus j’ai trouvé que finalement l’ensemble était bien étudié et relativement crédible.

C’est surtout l’histoire d’une tentative désespérée de reconstruction, d’un désarroi profond qui menace à tout instant de l’emporter et de faire sombrer le personnage dans les limbes du néant.

Mais aussi celle d’une terrible force de caractère, vacillante, fragile, inconstante, qui cherche grâce à l’amour et à l’amitié, au don de soi, au courage et à la persévérance, à refaire surface, à ne pas se laisser irrémédiablement enfouir. C’est le roman de l’espoir qui, face aux inexorables moments d’accablement et de découragement, tente de faire front.

Un roman d’une grande force. Tour à tour émouvant, beau, inquiétant, stimulant. Dépeint à partir de toute une palette de sentiments, beaucoup de justesse et de pudeur.

Le portrait d’une jeune fille anéantie physiquement et mentalement, au beau milieu du monde cruel de l’adolescence – et d’un monde tout court peu préparé à ce type de situation – qui va vivre des événements douloureux, plus joyeux, dramatiques, extraordinaires.

Une lecture pleine de justesse, qui nous emporte avec les personnages, qu’on ne quitte plus. Un livre bouleversant, fort, prenant. Un grand bravo à l’auteur !

— Erin Stewart, Dévisagée, Gallimard Jeunesse, février 2020, 464 pages.

 

Réelle, de Guillaume Sire

Le style très simple, dépouillé, voire presque familier du présent roman s’impose. Car nous voilà embarqués dans l’univers quotidien d’une jeune collégienne de milieu très modeste, Joanna, au sein d’une région sinistrée de province, ses petites difficultés au quotidien, et surtout son horizon bouché, avec pas vraiment grand monde pour l’aider à ce qu’il en aille autrement…

La première partie du roman nous décrit l’univers peu stimulant et d’une terrible banalité dans lequel vit Joanna. On ne choisit pas le milieu dans lequel on naît et on ne dispose pas toujours des codes pour comprendre un certain nombre de choses qui vous échappent et constituent pourtant autant d’obstacles insurmontables pour espérer échapper à sa condition.

Or, Joanna et sa copine Jennifer espèrent toutes les deux accomplir le rêve de leur vie : participer à l’émission « Graines de Star ». Nous sommes dans le courant des années 1990 et c’est l’émission-phare qui fait rêver ceux dont la culture familiale se limite à la lecture de Voici et autres magazines à sensation.

Malheureusement pour elles, leur consternante banalité (pour ne pas dire vulgarité) joue contre elles, sans qu’elles en aient conscience. Et il n’est pas certain qu’elles répondent tout à fait au portrait-robot de celui ou celle qui pourra faire rêver les foules.

La vie de Joanna, et pire encore, celle de Jennifer, vont évoluer dans le sens de leur destin a priori inéluctable, fait d’une certaine morosité, d’une vie de peu et d’un ensemble de désillusions plus ou moins grandes. La première partie est assez sombre, peu réjouissante, caractéristique de l’univers quotidien assez déprimant de beaucoup de gens, sans grands motifs de joie ou d’illusions quant à leur existence et à leur condition.

La rupture va arriver à la deuxième partie. Le style reste le même, délibérément comme nous l’avons vu, mais un concours de circonstances va changer la vie de Joanna, désormais un peu plus âgée (environ vingt ans). Si elle semble avoir motif à se réjouir, le lecteur, lui, entrevoit déjà les pièges qui, tout à sa naïveté évidente et dont elle ne peut être blâmée, risquent de se présenter à elle, et les nouvelles désillusions qu’elle risque fort de rencontrer.

Elle va participer à la toute première émission de télé-réalité française. Et je vous laisse lire la suite, découvrir ce qu’elle va vivre… Bienvenue alors dans les coulisses de la télévision, des stars adulées, du règne de la superficialité et de l’hypocrisie, des mises en scènes fabriquées et parfois odieuses (on croit reconnaître, au passage, la caricature de certaines vedettes de la télévision, lorsque certaines ne sont pas carrément nommées et mises en scène).

Un univers consternant qui nous plonge dans une deuxième partie en apparence plus réjouissante que la première… avant qu’on en vienne à se demander si finalement il ne valait pas mieux encore préférer la vie certes peu réjouissante de la première partie, mais où Joanna était elle-même, et finalement bien… Réelle (le titre).

— Guillaume Sire, Réelle, L’Observatoire, août 2018, 320 pages.

 

Un, personne et cent mille, de Luigi Pirandello

J’étais curieux de relire du Pirandello, après ma lecture en 2015 du Six personnages en quête d’auteur, qu’il fit jouer au théâtre.

Mon ressenti est ici un peu le même : le sentiment d’une œuvre profondément originale, ingénieuse, bien imaginée, bien écrite, mais à la lecture de laquelle on éprouve une certaine frustration.

Si l’idée est bien sentie, et reprend des questionnements que l’on est certainement très nombreux à se poser régulièrement, la lecture n’est pas toujours parfaitement fluide. À certains moments, on décroche un peu, même si le découpage en séquences courtes permet d’éviter la tentation de l’abandon, d’autres passages confortant heureusement dans l’idée que l’on a bien fait de continuer.

L’entrée en matière est d’un effet comique : d’une simple réflexion de son épouse sur le fait que son nez serait de travers – ce qu’il n’avait jamais remarqué – s’ensuit une remise en question par le personnage principal de toute sa manière de concevoir la vie.

Dans le fond, qui sommes-nous ? Peut-on considérer que nous formons une unité ou doit-on prendre conscience qu’aux yeux de chaque interlocuteur et de sa propre perception, nous sommes à chaque fois une personne différente, parfois éloignée de la manière dont nous nous percevons nous-mêmes et dont nous perçoivent d’autres encore ? Et qu’est-ce qui détermine nos actes à un moment donné ? Pourquoi tel choix, telle orientation, pas telle autre ? Fruit du hasard ou de la nécessité ? pourrait-on presque s’interroger.

En l’occurrence, nous pouvons aussi bien être cinq, dix, vingt, cent mille. Selon à la fois l’identité que chaque autre individu nous attribue, comme de la duplicité dont nous pouvons faire preuve dans les différentes dimensions de notre vie ou selon les moments.

Et si, en définitive, nous n’étions en réalité personne ? C’est-à-dire, au-delà de notre amour-propre, personne qui puisse prétendre être quelqu’un de si particulier ou digne d’intérêt au regard de la multitude ou de la prétention à sortir du commun des mortels ?

Un roman sous forme de réflexion philosophique. Qui aborde la condition humaine sous l’angle de sa complexité. Jusqu’aux frontières de la schizophrénie. A moins que ce soit de la conscience ultime. Qui fait perdre sens et repères à cette vie au travers des questions existentielles qui la taraudent.

La pensée m’est venue de l’enfermement dans lequel l’auteur lui-même a dû se plonger pour ressentir pleinement son œuvre, évitant les interruptions afin de se plonger complètement dans l’esprit de ce personnage. Un véritable tour de force.

Un roman intense et original. Qui s’écarte très vite du comique de départ pour se transfigurer dans l’absurde ou le drame. Assez puissant.

— Luigi Pirandello, Un, personne et cent mille, Gallimard, 288 pages.

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