Tourisme : le voyage touche-t-il à sa fin ?
«A mon retour, note Nicolas Bouvier* dans L’usage du monde, il s’est trouvé beaucoup de gens qui n’étaient pas partis, pour me dire qu’avec un peu de fantaisie et de concentration ils voyageaient tout aussi bien sans lever le cul de leur chaise. » Aujourd’hui, la profusion des écrans dispenserait ces mêmes gens de cet effort d’imagination. Et, avec la démocratisation du transport aérien, beaucoup, sans doute, partiraient-ils à leur tour?? Mais l’avion, c’est autant de fatigue et de temps économisés au prix de tonnes de kérosène brûlées. Et, réduit à une destination à l’exotisme de carte postale, un voyage est-il encore un voyage?? Faut-il dès lors y renoncer?? La question n’est pas nouvelle. La Grèce antique l’a, à son échelle, soulevée. Mais autres temps, autres mœurs. « Les voyageurs étaient alors très peu nombreux, rappelle la philosophe Juliette Morice. Et, de l’Antiquité au XVIIIe siècle, le voyage s’inscrivait plus dans une activité au service d’une collectivité que dans une démarche individuelle. Le voyage avait une utilité sociale et certains voyageurs s’apparentaient à des émissaires auxquels on donnait des questions à poser aux habitants de contrées plus ou moins lointaines. À leur retour, c’était ainsi moins le récit d’une expérience toute personnelle que les réponses aux questions collectives qui étaient attendues. » « Par ailleurs, poursuit la philosophe, un regard suspicieux pesait sur les voyageurs. Trop marqués par leur périple, ceux-ci risquaient au mieux le ridicule, au pire le bannissement. Longtemps a prévalu l’idée que d’éventuelles habitudes contractées au contact d’autres populations pouvaient être “contagieuses” au point de “corrompre” la cité. »
AtaraxiePlus que l’inquiétude, personnelle ou collective, que soulève ce frottement à un monde incertain, c’est la quiétude qui s’érige en frein au départ. Stoïciens, épicuriens et sceptiques louaient le voyage intérieur. Mais peut-on parler de voyage quand, pour atteindre l’ataraxie - l’impassibilité d’une âme maîtresse d’elle-même -, le mouvement s’arrête à la juste mesure de la valeur des choses, la modération dans la recherche des plaisirs ou la suspension du jugement?? Et, difficile à caser dans les affaires du départ, la sagesse ne peut-elle pas constituer le bagage de retour?? « De nombreux auteurs, reprend Juliette Morice, voient dans le voyage un déracinement, un éloignement, qui apaise, soigne, améliore la personne. C’est l’un des fondements du voyage d’agrément. La question d’un changement moral concomitant à un changement de lieu remonte à l’antiquité grecque et romaine. »
« Le regard porté sur le voyage, développe-t-elle, dépend de l’idée que l’on se fait du sujet. Les stoïciens, par exemple, associaient l’excès de voyages à une forme de dérèglement pathologique de l’individu. Montaigne, au XVIe siècle, loin de souscrire à l’idée d’un sujet replié sur soi, prônait l’ouverture sur le dehors, convaincu des vertus du changement et du “remuement”. »
RomantismePartir, depuis, emprunte d’autres pistes. « Dans le même temps, mais avec des finalités différentes, les grands voyages d’exploration et les petits voyages itinérants en Europe se sont multipliés, relève Juliette Morice. À la fin du XVIIe siècle, le voyage d’Italie était devenu à la mode. L’idée de faire voyager les jeunes gens est cependant antérieure au ‘‘mythe’’ du Grand Tour et ne s’y réduit pas. La place qu’occupe dans l’imaginaire contemporain le Grand Tour occulte, en effet, d’autres aspects et d’autres pratiques, plus ou moins “pédagogiques”, du voyage. » Avec le romantisme, dès la fin du XVIIIe siècle, paysages intérieur et extérieur se font écho. Les voyages ne forment plus la jeunesse, mais exaltent l’individualité : « Sur la base d’un même constat - on part toujours avec soi-même -, la voie égocentrique, qui enjoint de partir, succède à la voie stoïcienne, qui enjoignait de rester. Dès lors que l’on ne peut échapper à soi-même, pourquoi ne pas prendre l’intériorité comme point de départ et de retour du voyage?? Ce sujet centré sur sa sensibilité, sa subjectivité, avec, pour absolu, le voyage solitaire voire engagé, a depuis connu bien des avatars. »
« Avant, insiste Juliette Morice, le voyage était davantage utilitaire, souvent accompagné. Montaigne, pour le moins, ne partait jamais sans son secrétaire personnel. Alors que ses voyages passaient pour subversifs et aventureux à l’époque, jamais il n’a jugé sa posture comme relevant de l’exceptionnel. »
HéroïsationL’exceptionnel rime mieux avec individuel. « Le mythe de la solitude, appuie la philosophe, permet la valorisation du voyage et l’héroïsation du voyageur, tout particulièrement aujourd’hui où le voyage en groupe est associé au bus climatisé. Voyager, dans l’imaginaire, c’est exposer son corps. De fait, les risques encourus : brigandages, maladies, etc., faisaient polémique à l’âge classique (fin du XVIe siècle-début du XVIIIe siècle). Mais ce qui était vrai hier l’est moins aujourd’hui. » Avec l’avènement du tourisme de masse, la critique des voyages a glissé de la menace qu’ils faisaient peser sur ceux qui tentaient la mésaventure au « ridicule » de ceux qui achètent l’aventure. « La contradiction des contradictions, pointe la philosophe, tient au mépris du touriste qui est toujours un autre. On est un touriste en refusant de l’être. Derrière, se cache comme une haine de soi. Pourquoi l’autre serait un touriste et pas moi?? Pourquoi serais-je plus légitime que lui à aller en tel endroit avant qu’il ne soit trop tard?? Le voyageur supporte mal l’entre-deux, il lui faut être le premier ou le dernier. »
Le piétinement des sites et le coût environnemental du transport semblent redistribuer les cartes : « Il y a un retour de la lenteur, constate Juliette Morice, qui ne répond pas seulement à des arguments écologiques, mais à une idée sous-jacente selon laquelle un voyage lent serait gage d’authenticité. Mais pourquoi?? La question des voyages n’en finira jamais d’être traversée par des jugements de valeur. » (*) À l’été 1953, flanqué de son ami peintre et illustrateur Thierry Vernet, l’écrivain suisse était parti au volant d’une Fiat Topolino, pour six mois de voyage à travers les Balkans, l’Anatolie, l’Iran et l’Afghanistan.
Jérôme Pilleyre
Lire. Juliette Morice, Renoncer aux voyages. Une enquête philosophique, PUF, 2024, 20 euros