Musique de jeu vidéo : les compositeurs et musical supervisors plus forts que l'IA ?
En 1972, la première console de jeux vidéo, la Magnavox Odyssey, était silencieuse. Puis, du coup de raquette sur le jeu d'arcade Pong aux bruits délicieusement rétro sur Asteroids d'Atari, les jeux vidéo commencent à faire du bruit. A l'heure actuelle, les bandes-son sur-mesure et les grandes formations orchestrales participent à immerger le joueur dans des mondes où la musique et le son occupent une place primordiale, au même titre que l'univers visuel.
Comment créé-t-on une musique de jeu vidéo ? Les vrais musiciens ont-ils encore leur place ? Comment les progrès technologiques impactent le processus créatif ? Big média en a discuté avec Vincent-Miot Sertier, audio designer et musical supervisor chez Tower Five. Ce studio de développement de jeux vidéo basé à La Rochelle est en cours de création du jeu de stratégie Les Fourmis (dont la sortie est prévue le 7 novembre 2024 sur PS5, Xbox Series, PC), adapté de l'oeuvre littéraire éponyme de Bernard Weber. Cette entreprise faisait partie de la délégation menée par Bpifrance et la French Touch au Festival Soeurs Jumelles, qui célèbre la rencontre entre les industries de la musique et de l'image.
Big média : Quel parcours vous a amené à exercer ce métier d'audio designer et musical supervisor ?
Vincent Miot-Sertier : Je viens d'une famille de musiciens, j'ai suivi la partition ! J'ai commencé par la batterie avant de poursuivre avec la basse. Puis au lycée, j'ai découvert la musique électronique. Or il se trouve que les logiciels utilisés pour faire de la musique électronique (logiciels de MAO, musique assistée par ordinateur), sont les mêmes que ceux exploités pour faire du sound design (art d'utiliser des éléments sonores afin d'obtenir un effet désiré, ndlr). J'ai donc fait des études de sound design pour le cinéma. Et comme je joue aux jeux vidéo depuis mon enfance, petit à petit j'ai décidé de m'orienter dans le sound design, mais cette fois pour ce secteur. Il faut garder à l'esprit que ce sont deux métiers très différents, même s'ils ont le même nom, celui de sound designer. Et pour le studio Tower Five, j'ai la chance et la responsabilité de gérer les compositeurs avec lesquels je travaille, en tant que musical supervisor.
BM : Combien de compositeur comptez-vous sous votre direction ?
VM : Pour Les Fourmis, je supervise deux compositeurs, qui ont chacun leur patte. Ça aurait été dommage de devoir en choisir un seul alors j'ai choisi de collaborer avec les deux. Ça enrichit considérablement le projet et les phases de gameplay, d'avoir des visions différentes.
La musique des Fourmis est orchestrale, nous l'avons donc enregistrée auprès de musiciens dans un orchestre symphonique
BM : Quel est le processus de création musicale d'un jeu vidéo ? Vous partez de maquettes visuelles, de phases de gameplay test ?
VM : Généralement, on commence par envoyer aux compositeurs une présentation du projet, un brief avec beaucoup de texte et d'images. Cela permet d'avoir une vision musicale globale et de prendre une direction artistique sonore. Ensuite, on commence à définir quelle musique correspond le mieux aux différentes parties du projet et phases de gameplay avant d'être composée. Par exemple, si le brief mentionne des phases de combat, on sait qu'on va se diriger vers des ambiances percussives, dynamiques, qui montent en intensité...
Ensuite on travaille sous forme de maquettes. Les compositeurs envoient des musiques, souvent faites à partir de logiciels qui permettent de jouer des instruments virtuellement, et je demande à chacun d'entre eux de modifier ses versions au besoin après les avoir écoutées ou testées. Je peux par exemple les essayer directement sur une phase de gameplay, afin d'observer si elles se marient bien au projet si elles demandent à être améliorées.
Une fois la version finale validée, on part en enregistrement. La musique des Fourmis est orchestrale, nous l'avons donc enregistrée auprès de musiciens dans un orchestre symphonique, pour pouvoir remplacer, directement dans le jeu, la composition virtuelle par la musique jouée par de vrais musiciens, et mixée. C'est cette dernière qui est aussi diffusée sur les différentes plateformes et parfois éditée en version CD, ou vinyle.
Le monde du jeu vidéo étant très confidentiel, tout cela se fait évidemment sous contrat de non-divulgation.
BM : Cela arrive souvent que les bandes originales de jeux vidéo puissent être écoutées en dehors du jeu vidéo lui-même ? La dimension objet est importante ?
VM : Oui, la plupart des bandes originales de jeux vidéo sont publiées sur les plateformes traditionnelles, Spotify, Deezer, Apple music, tout comme celles des films. Et certaines productions décident d'en faire une version physique, sur CD ou vinyle, qui peut devenir un bel objet de collection.
BM : Côté enregistrement, vous ne vous détachez donc jamais du studio ?
VM : Les progrès technologiques permettent aujourd'hui d'avoir des maquettes très détaillées, qui vont déjà presque ressembler à la version finale et donner un aperçu très fidèle au rendu définitif, comme si c'était déjà de vrais musiciens qui jouaient. Certaines productions gardent ces versions-là car elles fonctionnent déjà très bien. Personnellement, je crois que si on a le budget pour faire travailler de vrais musiciens pour l'enregistrement définitif, c'est encore mieux. Et en plus, c'est un vrai bonheur que de voir les musiques sur lesquelles on a travaillé pendant parfois deux ans, être jouées et enregistrées par de vrais musiciens.
En ce qui concerne la composition musicale, je considère que les compositeurs sont là pour ça et le font mieux que n'importe quel outil
BM : Comment ont évolué les outils ces dernières années, notamment depuis l'émergence de l'intelligence artificielle ? Quelle en est votre utilisation et que pouvez-vous en dire ?
VM : Pour le moment, je ne l'utilise pas du tout. C'est ma philosophie, ma vision du métier. Je préfère faire travailler des personnes dont c'est la passion et obtenir un résultat unique.
Beaucoup de choses sont assez bluffantes avec l'IA générative, mais pour le moment pour composer une musique, les outils existants vont forcément s'inspirer d'autre chose, et le résultat ressemblera donc à une création qui existe déjà. J'imagine que pour effectuer le travail de recherche préalable et trouver une direction, l'IA peut être intéressante. Mais en ce qui concerne la composition musicale, je considère que les compositeurs sont là pour ça et le font mieux que n'importe quel outil, c'est leur métier, c'est aussi une sensibilité artistique qui se développe avec les années de pratique.
Également, la collaboration entre le musical supervisor et les compositeurs est très importante pour construire un projet qui soit la vraie signature musicale d'un jeu vidéo, surtout parce que ce travail d'équipe permet le débat. Un musical supervisor sait que même s'il gère des compositeurs, il n'a pas toujours les meilleures idées et doit s'en remettre à quelqu'un qui puisse discuter, donner son avis, faire profiter de son expertise, et s'amuser sur un projet.
BM : Quelle place occupent les rendez-vous entre experts du secteur, comme le Festival Soeurs Jumelles où vous étiez avec la délégation d'entreprises du jeu vidéo menée par Bpifrance et la French Touch ?
VM : C'est toujours intéressant de se retrouver entre acteurs du secteur. La particularité du Festival Soeurs Jumelles c'est qu'il fait se rencontrer les industries de l'image et de la musique. Or c'est très important pour nous, les professionnels du jeu vidéo, de s'enrichir d'autres expériences et de nouveaux avis. Il y avait les speed meetings, spécialement pour connecter les acteurs de la musique et du jeu vidéo, des tables rondes et conférences dédiées, dont une sur la conception de musique originale pour une production, de musique synchronisée (c'est-à-dire qui vient de différents éditeurs ou librairies), et la façon d'utiliser les deux dans un même projet. Et une autre en présence du compositeur Olivier Derivière, connu sur son travail pour des bandes originales de films (Gueules Noires, La tartine, Drôle d'histoire) et de jeux vidéo (Street of Rage 4, A Plague Tale : Innocence et Requiem, Assassin's Creed IV Freedom Cry). Même si on travaille dans le même univers, on n'aurait pas eu l'occasion de rencontrer toutes ces personnes en dehors du festival, qui est un véritable nid à réseau de personnes liées par une même passion, et disposées à faire connaissance dans les meilleures conditions.
Cet article a été publié initialement sur Big Média Musique de jeu vidéo : les compositeurs et musical supervisors plus forts que l'IA ?