Gouverner sans majorité absolue au Parlement ? L'expérience de nos voisins européens
Le pays va-t-il devenir ingouvernable ? C’est la question que beaucoup se posent en France et à l’étranger, après qu’aucune majorité absolue n’a clairement été dégagée à la suite du second tour des élections législatives anticipées, dimanche 7 juillet. Déjà en 2022, la majorité relative obtenue par les macronistes à l’Assemblée nationale apparaissait comme une anomalie dans le paysage politique français. Et pour cause, le système hérité de la Constitution de la Vᵉ République (1958) donne la primauté à un exécutif fort, à qui le passage du septennat au quinquennat dans les années 2000 assurait quasiment à coup sûr l’élection de son parti aux législatives - celles-ci se déroulant dans la foulée de la présidentielle.
Pourtant, dans plusieurs pays d’Europe continentale, où le système parlementaire est prédominant, gouverner sans majorité, sur la base de coalitions, d’accords au cas par cas ou de compromis, fait partie intégrante de la culture démocratique. Voici quelques exemples de la façon dont ces régimes fonctionnent, et dont le président de la République et les chefs des partis politiques s’inspireront peut-être pour sortir de l’impasse des résultats de dimanche soir.
En Allemagne, un système de coalition
Le système politique parlementaire allemand de l’après-guerre s’appuie sur les coalitions, au point qu’il n’y a eu que quatorze mois de gouvernement ne reposant que sur une seule force politique (la CDU d’Adenauer en 1960-1961). Le gouvernement actuel d’Olaf Scholz est ainsi un attelage des partis social-démocrate, libéral et écologiste.
Mais ces coalitions ont depuis la guerre été soutenues en règle générale par des majorités parlementaires. L’Allemagne n’a connu sur le plan national de gouvernement minoritaire qu’à de rares exceptions depuis 1949, principalement en 1966 et 1982, des gouvernements de transition qui n’ont duré que quelques semaines.
Si la mise en place en début de mandature d’un gouvernement minoritaire, en raison d’une majorité introuvable au Bundestag, est théoriquement possible, elle est dans la pratique difficilement concevable. Notamment parce que le chef du gouvernement est élu par les députés, et non nommé par le chef de l’Etat comme en France.
En Italie, des coalitions… de courte durée
Après la chute du régime fasciste de Benito Mussolini, les fondateurs de la République italienne ont voulu en 1946 un système qui évite de donner trop de pouvoir à un seul parti ou individu. Mais l’instabilité politique est notoire en Italie - presque 70 gouvernements y ont été formés depuis -, qui connaît régulièrement des coalitions mouvantes et de courte durée.
En 2021-2022, l’ancien président de la Banque centrale européenne Mario Draghi, appelé à la rescousse pour sortir le pays du marasme, fut à la tête d’une coalition qui rassembla des partis antagonistes - de l’extrême droite (à l’exception du parti post-faciste Fratelli d'Italia) à la gauche - avant d’imploser.
Giorgia Meloni, leader de Fratelli d'Italia, dirige le gouvernement depuis octobre 2022, à la tête d’une coalition avec deux autres partis d’extrême droite. Elle a proposé de modifier la Constitution pour faire élire le chef du gouvernement au suffrage universel direct, afin de, selon elle, combattre l’instabilité.
Une culture du compromis plus ancrée en Suède
La culture du compromis est solidement ancrée en Suède, mais la montée des Démocrates de Suède (SD, classés à l’extrême droite), trouble le jeu politique depuis plus d’une dizaine d’années. En septembre 2022, un bloc inédit réunissant droite et extrême droite a remporté de justesse les législatives. La droite, formée des modérés du Premier ministre Ulf Kristersson, des Chrétiens-démocrates et des Libéraux, a formé un gouvernement minoritaire soutenu au Parlement par les SD.
Le parti d’extrême droite est devenu la principale force parlementaire de la nouvelle majorité et la deuxième du pays derrière les sociaux-démocrates. S’il n’a pas de représentant au gouvernement, il est étroitement associé à ses décisions et fréquemment présent lors des conférences de presse gouvernementales Les quatre partis se sont accordés sur une feuille de route prévoyant notamment des mesures contre la criminalité et pour réduire l’immigration, sujets clés pour le parti d’extrême droite.
En Espagne, de récents gouvernements de coalition
Pendant plusieurs décennies, le bipartisme a été la norme en Espagne : le Parti populaire (PP, droite) et le Parti socialiste (PSOE, gauche) ont alternativement détenu la majorité absolue. Mais ce bipartisme a volé en éclats fin 2015 avec l’entrée en force au Parlement du parti libéral Ciudadanos et du parti de gauche radicale Podemos, entraînant une période d’instabilité qui perdure.
L’Espagne a ainsi connu quatre élections générales en quatre ans jusqu’à fin 2019, date à laquelle le PSOE s’est allié à Podemos pour former le premier gouvernement de coalition du pays depuis la fin de la dictature franquiste en 1975, sous la direction du socialiste Pedro Sánchez. Les deux partis n’ayant pas la majorité absolue au Congrès des députés, ce gouvernement minoritaire avait besoin du soutien ponctuel des indépendantistes basques et catalans pour faire passer ses principales réformes.
Sánchez a répété la formule après les élections de juillet 2023, pourtant remportées par le PP, mais sans que ce parti puisse bâtir une majorité. Sánchez a alors formé une coalition minoritaire avec Sumar, plateforme d’extrême gauche qui a pris la place de Podemos et obtenu l’appui des partis régionaux, notamment (pour la première fois) le parti indépendantiste catalan Junts.
En contrepartie, il a dû accepter de faire voter une loi d’amnistie pour les indépendantistes catalans impliqués dans la tentative de sécession avortée de la Catalogne de 2017. Cette alliance hétéroclite lui a permis d’être investi en novembre pour un nouveau mandat de quatre ans, mais Sánchez dépend du bon vouloir de Junts pour gouverner. Il y a une semaine, la justice a refusé d’amnistier le leader catalan Carles Puigdemont. Le parquet a fait appel.
Coalitions gouvernementales en Belgique
Monarchie constitutionnelle de type parlementaire, la Belgique est gouvernée par des coalitions. Les Parlements (au niveau fédéral et des entités fédérées) sont élus au scrutin proportionnel, favorisant la fragmentation politique des assemblées avec des majorités difficiles à bâtir.
En 2010-2011, la Belgique avait ainsi vécu 541 jours sans gouvernement de plein exercice… Un record dont le pays n’était pas si loin à l’automne 2020, quand a enfin été noué l’accord entre sept partis donnant naissance à la coalition gauche/droite dirigée par le libéral flamand Alexander De Croo (493 jours après les législatives de mai 2019).
Le Premier ministre De Croo est démissionnaire depuis le lendemain des législatives du 9 juin, marquées par une victoire de la droite et du centre-droit. Comme à chaque fois en pareilles circonstances, son gouvernement expédie les "affaires courantes" en attendant la formation d’une nouvelle coalition.
Aux Pays-Bas, des partis trop faibles pour gouverner seuls
Dans le système politique néerlandais très fragmenté, où aucun parti n’est assez fort pour gouverner seul, les élections sont généralement suivies de mois de tractations (103 jours en moyenne depuis 1946) pour former un gouvernement, pendant lesquels le cabinet sortant gère les affaires courantes.
Il a même fallu 271 jours pour former le dernier gouvernement de coalition de droite et du centre de Mark Rutte en 2021, un record. L’actuel accord de coalition, menée par l’extrême droite de Geert Wilders, a été trouvé en mai, près de six mois après les élections. Fin juin, l’ex-chef du renseignement néerlandais Dick Schoof a été investi, Premier ministre des Néerlandais, à la tête d’un gouvernement de coalition de droite chargé de mettre en œuvre la politique d’immigration "la plus stricte jamais vue" dans le pays.
Le consensus permet en général de former une coalition gouvernementale majoritaire. Mais en 2010-2012, le premier gouvernement de coalition de centre-droite formé par Mark Rutte n’avait pas de majorité au Parlement et devait composer avec le soutien extérieur du Parti pour la liberté (PVV) de M. Wilders.
En France, la situation politique reste pour l’instant incertaine. Emmanuel Macron a demandé lundi 8 juillet au Premier ministre Gabriel Attal, venu lui présenter sa démission, de rester "pour le moment afin d’assurer la stabilité du pays", selon l’Elysée. De son côté, la gauche du Nouveau Front Populaire, arrivée en tête, a informé qu’elle allait désigner une figure consensuelle, dans le but de briguer Matignon.