Fuite des mécènes, démissions et vandalisme : Sciences Po, la crise au pire des moments
Vendredi 14 juin, la garden-party des anciens élèves de Sciences Po finit dans le sang. En fait, de la peinture rouge jetée à l’entrée des locaux ultramodernes de la place Saint-Thomas d’Aquin, dans le VIIe arrondissement de Paris, où certains invités y sont accueillis aux cris de "fascistes" par un petit groupe de militants se réclamant du comité Palestine de l’établissement. Dans les jardins, une dizaine d’étudiants, munis du ticket d’entrée à 40 euros et grimés de masques chirurgicaux dissimulant leur visage, fait irruption avec banderoles et drapeaux vers 19h30.
"Vous buvez du champagne pendant que des enfants meurent à Gaza", s’indigne un jeune homme depuis le balcon, où l’administration a accepté de lui céder le micro pendant cinq minutes. Des tracts incriminant Coca-Cola, un des partenaires de la soirée annuelle, coupable d’entretenir des liens commerciaux en Israël, sont distribués. Au bout d’une heure, la "performance" prend fin, dans une ambiance houleuse, après que Pascal Perrineau, le président de l’association des anciens élèves, a fait monter la musique pour couvrir les bruits des manifestants.
"On se souviendra de vous", intime alors une des étudiantes au politologue, selon ses dires. "Des dizaines d’anciens élèves sont ensuite venus me trouver, en me disant : "On ne pensait pas que c’était à ce point !" Et certains m’ont dit qu’ils avaient l’habitude de donner 1 000 ou 2 000 euros mais que cette fois c’était fini", relate Pascal Perrineau. Ultime curiosité de cette soirée mouvementée, les contestataires terminent la soirée… en se servant au buffet, pendant que quelques invités tentent d’entamer le dialogue. "Certains profitaient ensuite du cocktail et des petits fours. Après nous avoir reproché de boire du champagne… C’était assez étonnant", raconte Perrineau.
Menaces sur le financement
Depuis le 12 mars, la fièvre s’est emparée de Sciences Po. Ce jour-là, 300 étudiants occupent l’emblématique amphithéâtre Boutmy, où Raymond Aron ou Dominique Strauss-Kahn donnaient cours, à l’appel de comités propalestiniens transnationaux. Une étudiante juive a-t-elle été empêchée d’entrer dans la salle ? Après enquête interne, huit étudiants sont aujourd’hui renvoyés devant le conseil de discipline, en parallèle d’une enquête pénale.
Face à l’agitation, la direction semble avoir tergiversé, tentant même de dissuader Samuel Lejoyeux, le président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), de se rendre sur les lieux. "Une expression célèbre dit que le poisson pourrit toujours par la tête. Moi, je pense que c’est ça que les Français sont en train de se dire", cingle le lendemain Gabriel Attal, après s’être invité devant les administrateurs de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), l’organe de surveillance de l’école. "Les Français attendent que lorsque de l’argent public est engagé pour financer les institutions, on garantisse à 200 % que les principes républicains sont respectés en tout lieu et tout le temps dans ces institutions. Et donc, il y aura désormais un lien immédiat qui sera fait entre les deux", cisèle-t-il.
Le réquisitoire prend là des accents de menace : si la grande école ne réagit pas fermement, son financement pourra être raboté. Or l’équation budgétaire de Sciences Po repose sur un équilibre extrêmement fragile. En 2019, derniers chiffres publiés, les subventions annuelles de l’Etat s’élevaient à 69 millions d’euros, pour 200 millions d’euros de budget. Les deux autres tiers se décomposent entre les contributions des mécènes et les frais de scolarité, augmentés en 2022 puis en 2023, pour atteindre 6 740 euros en moyenne pour un master. Si l’Etat se désengage, les familles d’étudiants devront combler la différence.
Vacance dans la tempête
Ce même 13 mars, Sciences Po est décapité. Mathias Vicherat, le directeur élu après l’affaire Duhamel, en 2021, apprend son renvoi devant le tribunal correctionnel pour violences conjugales réciproques avec son ex-compagne. Il démissionne sur-le-champ, épuisé aussi par une campagne virulente à son encontre. Pendant des semaines, une poignée d’étudiants ont placardé des affiches "Vicherat démission" dans la "péniche", comme on surnomme le grand hall d’entrée qui mène aux amphithéâtres comme aux bureaux de la direction.
Quarante jours plus tôt, le n° 2, l’économiste russe Sergueï Guriev, a annoncé son départ pour la London Business School. La vacance du pouvoir s’ouvre en pleine tempête. Le nouveau directeur doit être nommé le 20 septembre, sauf si le ministre de l’Enseignement supérieur s’y oppose, hypothèse tout sauf d’école si le gouvernement est dirigé par Jordan Bardella. "Ce qui est dramatique dans tout ça, c’est que ce sont 200 militants d’extrême gauche, wokistes, qui empêchent 13 ou 15 000 autres étudiants de suivre leur cours", réprouvait Sébastien Chenu, vice-président RN de l’Assemblée nationale, le 30 avril.
Dans l’attente, Jean Bassères doit cheffer. A 64 ans, l’inspecteur des finances, nommé administrateur provisoire de Sciences Po pour cinq mois, ne nourrit aucune ambition personnelle. Pragmatique et sympathique, il veut laisser un établissement pacifié. Son plan ? Rester discret – il a théorisé de ne pas se présenter officiellement à l’ensemble des étudiants –, et assainir l’atmosphère. Le 18 avril, il se rend à Sciences Po Menton, campus spécialisé dans l’étude du monde arabe, pour signifier son soutien aux étudiants juifs parfois ostracisés ou automatiquement assimilés au gouvernement israélien. "Les étudiants connaissaient le narratif palestinien sur le bout des doigts, mais pas du tout le point de vue israélien", y a remarqué Denis Charbit, professeur israélien de sciences politiques, venu donner des cours pendant un semestre. "Ils sont jeunes, ils sont romantiques", répète Bassères à ses interlocuteurs, attendri par la sensibilité à fleur de peau des militants qu’il reçoit dans son bureau.
Affiches de Marie Toussaint
Dans son approche, le haut fonctionnaire a cependant négligé un point : les activistes de Sciences Po ne ressemblent en rien aux syndicalistes parfois virulents, mais fiables, avec lesquels il négociait lorsqu’il dirigeait Pôle emploi, entre 2011 et 2023. L’annonce de procédures disciplinaires après le 12 mars déclenche leur furie. Ils bloquent l’escalier menant aux bureaux de la direction. Puis, le 24 avril, 150 élèves plantent leurs tentes sur le campus Saint-Thomas. Jean Bassères demande aux CRS de les déloger, une première dans l’histoire de l’école. Les jours suivants, une centaine d’élèves poursuivent la mobilisation dans et devant l’établissement, en présence de cadres de La France insoumise, ou d’Elias d’Imzalène, un prédicateur proche des Frères musulmans, aperçu dans la foule. Tragi-comédie du militantisme étudiant : le vendredi 26 avril, les banderoles aux fenêtres dénonçant le "génocide" à Gaza se soulèvent un instant, et l’on s’aperçoit qu’elles ont été confectionnées au revers d’affiches électorales de Marie Toussaint, la candidate d’Europe Ecologie-Les Verts.
Le 2 mai, un "town hall", comprendre un débat public, a lieu dans l’école sur le conflit israélo-palestinien. Jean Bassères pense avoir ainsi négocié la fin de l’occupation des locaux. Las, dès la fin des discussions, au cours desquelles Sciences Po a exclu de renoncer à ses partenariats avec les universités israéliennes, le comité Palestine vote de nouveaux blocages. Les cours sont annulés le lendemain. Les examens, eux, auront bien lieu, hormis sur le campus de Reims où trois épreuves restaient à reprogrammer fin juin.
"Free Palestine"
Entre-temps, Valérie Pécresse, la présidente de la région Ile-de-France, a menacé de suspendre le million d’euros annuel versé à l’école. Le 19 juin, le milliardaire américain Frank McCourt annonce lui aussi suspendre son financement de 2,5 millions d’euros annuel à Sciences Po, en attendant de connaître le nouveau directeur.
Car durant ces derniers mois, le débat a viré à la bataille d’Hernani au sein du corps enseignant, faisant de la prochaine élection un enjeu crucial. Le Centre de recherches internationales (Ceri) et le Medialab de Sciences Po, spécialisé en sociologie, ont pris position en faveur de la liberté d’expression des étudiants, contre les évacuations. Plus discrètement, le Centre d’histoire arbore depuis plusieurs semaines sous ses fenêtres de la rue Saint-Guillaume une bannière "Free Palestine". A l’inverse, 500 anciens élèves, dont les enseignants Pascal Perrineau, Gilles Kepel ou François Heilbronn, ont publié, le 30 avril, une tribune sur le site de L’Express contre "l’instrumentalisation de l’école par une minorité violente qui sape tous les principes de la Rue Saint-Guillaume".
Le 5 juin, le refus du conseil scientifique de Sciences Po de prolonger l’éméritat de Pascal Perrineau apparaît comme un nouvel épisode de cette lutte d’influence. La décision est purement honorifique, mais elle passe pour une sanction contre le politologue, critique intransigeant du militantisme radical Rue Saint-Guillaume. "Ce n’est pas à un tribunal populaire hystérique, ni à des seconds couteaux frustrés, ni à une minorité d’activistes de décider s’il peut rester directeur", fustigeait-il après la garde à vue de Mathias Vicherat, en décembre.
Dans ce contexte de tensions, les engagements des différents candidats sont particulièrement scrutés. Après le refus d’Enrico Letta, ancien Premier ministre italien, de concourir, Arancha Gonzalez, directrice de l’école des affaires internationales de Sciences Po, ministre des Affaires étrangères de l’Espagne entre janvier 2020 et juillet 2021, paraît favorite. "Progressiste" revendiquée, cette juriste de 55 ans se pose en candidate de l’apaisement, forte de nombreux soutiens glanés parmi les enseignants. En privé, elle se dit peu choquée par les débordements étudiants, tant qu’ils restent pacifiques.
Des figures respectées du monde universitaire candidatent également, comme Rostane Mehdi, directeur de Sciences Po Aix, qui veut "rencontrer tous les mécènes de l’école pour les rassurer", s’il est élu, Pierre Mathiot, son homologue à l’IEP de Lille, ou encore l’ex-secrétaire d’Etat Juliette Méadel. Luis Vassy, actuel directeur de cabinet de Stéphane Séjourné, ministre des Affaires étrangères, est un autre concurrent très sérieux. Le diplomate de 44 ans a identifié une "triple crise" à Sciences Po, "d’image, de projet et de gouvernance". Cet énarque d’origine uruguayo-argentine, naturalisé français à deux ans, propose de réformer en profondeur l’institution et de "moderniser le logiciel Descoings", du nom de l’ancien directeur, mort en fonctions en 2012, qui rêvait d’en faire un Harvard français.
Dans son projet, la création d’une école de l’écologie, des cours de conflictualité en relations internationales, des cours sans téléphone portable, une initiation à la recherche dès le début de la scolarité, ou une explication du modèle républicain français. "On ne va pas renoncer à la laïcité française parce que des journalistes à Brooklyn le demandent", avait-il l’habitude de répéter aux Néerlandais lorsqu’il était ambassadeur aux Pays-Bas, entre 2019 et 2022. Deux diplomates rompus aux négociations délicates pressentis pour diriger l’école : le signe que l’heure est grave à Sciences Po.