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Июнь
2024

"De Gaulle n'a jamais transigé avec l'extrême droite !" : le gaullisme et les apprentis sorciers selon Jean-Luc Barré

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L'an dernier, il a publié les 980 pages de son premier tome d'une monumentale et passionnante biographie, De Gaulle, une vie - L'homme de personne qui a conquis le jury du Prix Renaudot essai. 

Editeur, écrivain, historien, Jean-Luc Barré  « vit » avec de Gaulle depuis son adolescence. « J'ai été fasciné par cet homme tout de suite. J'ai travaillé sur ses Mémoires pour la Pléiade, puis, j'ai écrit un autre livre sur lui. J'ai aussi côtoyé de près l'amiral De Gaulle qui m'a raconté plein de choses. Je suis immergé dans sa destinée depuis 25-30 ans. Et je vais continuer parce que j'ai encore deux volumes à écrire. Ca qui est fascinant, c'est que grâce à De Gaulle, j'ai l'impression, surtout à notre époque, de vivre en permanence sur des hauteurs. Ça me permet de regarder un peu moins ce qui se passe tout à fait en bas » . 

Dans le cadre de la célébration des 80 ans de la libération de Brive, la Ville et la société des membres de la Légion d’honneur organiseront, mardi 18 juin, à 19 h 10, au cinéma le Rex, la projection d’un court métrage, Ceux du rail, de René Clément, suivie de la conférence Général de Gaulle par Jean-Marc Barré.

La tempête et les capitaines

Vous citez en préambule de votre livre une phrase de Victor Hugo : « Les âmes de tempête, cela existe ». Peut-elle également résumer ce que vit la France en ce moment ? 

« Je pense qu'il y a une tempête, mais je trouve qu'il n'y a pas beaucoup d'âmes de tempête. Aujourd'hui, on a des acteurs un peu déficients, par rapport à ce qu'a été la grande période gaullienne. Il y avait des tempêtes, mais aussi de grands capitaines.  Aujourd'hui, on a surtout beaucoup d'amateurs et d'apprentis sorciers. »

On a fait de De Gaulle, une légende, une figure de référence autant politique et morale, dont beaucoup d’hommes politiques se revendiquent. Rebelle de juin 1940, de la Cinquième République, il est devenu un mythe auquel ont contribué certaines biographies très hagiographiques. Vous lui rendez sa dimension d’homme…

« Je voulais montrer sa complexité. C'est un personnage, un exemple qui est resté extrêmement vivant. On le mesure aujourd'hui, parce que tout le monde se réfère à lui. »

« On l'a enfermé dans une sorte de mausolée, et on lui fait dire n'importe quoi. Il était temps de revenir aux sources, d'essayer de montrer ce qu'il a vraiment pensé et fait. »

« Montrer quels étaient ses idéaux et sa vision de la France et du monde. Il était nécessaire de le faire pour démonter aussi un certain nombre d'impostures. Ce qui est clair depuis le début, il n'y a rien de commun entre de Gaulle et l'extrême droite. C'est argumenté, il y a des raisons historiques qui n'ont pas cessé d'éloigner De Gaulle de l'extrême droite. »

Comment De Gaulle, envers et contre tous, s'est construit un destin

« Ce que nous vivons en ce moment, c'est la justification de tout ce qu'il n'a cessé de dénoncer, l'effondrement d'un certain nombre de partis qui ne vivent plus que pour eux-mêmes et pas pour leur pays.  De ce point de vue-là, ô combien De Gaulle a raison. C'est un visionnaire. Ce qui manque beaucoup aux dirigeants actuels ou aux prétendants au pouvoir, c'est justement la vision qui les dépasse, de leur pays, de l'Europe et du monde. »

« De Gaulle disait : "Je ne m'appartiens pas", ce qui voulait dire qu'il appartenait à son pays, en dépassant un certain égotisme, un certain narcissisme. Aujourd'hui, les dirigeants ne pensent qu'à eux et à leur carrière et on en voit les limites. »

Entre Napoléon et De Gaulle, il y a Clemenceau... et c'est tout

Le général De Gaulle est à l'origine de la Cinquième République, une sorte de monarchie républicaine qui demande à ceux qui sont au pouvoir une certaine envergure. Vous dites, "entre Napoléon et De Gaulle, il y a Clemenceau et puis... c'est tout "...  

« Oui, mais il n'empêche que De Gaulle a montré aussi la nécessité d'avoir, dans les périodes les plus troubles, des hommes et des femmes d'envergure. Je pense que les institutions, telles qu'elles sont,  leur permettent de s'exprimer. »

« S'ils ne sont pas capables de le faire, ce n'est pas la faute des institutions, mais, d'une certaine médiocrité de l'époque. De Gaulle était hanté par le retour de la médiocrité. »

« Il l'avait connu dans les années vingt, trente et pendant sa traversée du désert. Nous y sommes à nouveau. Et les institutions sont, à mon avis, plutôt un rempart, ce qui permet de sauver ce pays.  On peut "bricoler", de toute façon, on est en train de revenir à la quatrième, sous la cinquième république. Parce que, s'il n'y a pas une vraie majorité pour gouverner le 7 juillet, nous rentrons dans une période d'instabilité, qui est tout a fait comparable à celle que De Gaulle a dénoncée. Ce ne sont pas les institutions qui sont en cause, mais, elles sont faites pour de vrais gouvernants. »       

Un système politique mis à rude épreuve

On voit qu'en trois jours, le système institutionnel solide de la Cinquième république a été mis à rude épreuve, aux turbulences fortes...

Oui, c'est incroyable. Je pense qu'il y a eu un certain nombre de dérives constitutionnelles ou institutionnelles qui expliquent ça. La création du quinquennat est une erreur, c'est une fragilisation du pouvoir. Le non-cumul de mandats a fait que toute une série de personnalités de valeur ne s'expriment plus sur le plan national, parce qu'ils sont obligés de choisir entre leur mandat local et leur mandat national.  On a, en grande partie, une Assemblée Nationale très improvisée du côté macronien , avec des élus de hasard, qui ne sont plus des hommes et des femmes implantés sur leur territoire. Donc, l'expression populaire ne passe plus.  Tout ça, ce n'est pas la constitution de 1958, c'est ce qu'on a fait. Ces évolutions-là ont été nocives, elles ont fragilisé un édifice qui permettait d'affronter les crises. Et puis, s'y est ajoutée aussi l'excessive personnalisation de la présidence de la République. Au temps de De Gaulle, il y avait un président qui présidait et un Premier ministre qui gouvernait. Aujourd'hui, c'est le président qui fait tout. Ça ne date pas de Macron, ça a été amorcé pendant le mandat de Sarkozy. Mais, ça fragilise le pouvoir, parce que tout ne peut pas reposer sur un seul homme. De Gaulle l'avait compris. Il s'était entouré des meilleurs dans tous les ministères, dès la France libérée. Aujourd'hui, on est quasiment incapable de savoir qui est ministre de quelque chose. C'est l'accumulation de toutes ces choses qui fait que le pouvoir est aujourd'hui désarmé et affaibli dans son mode de fonctionnement. 

100.000 documents dans les archives du général 

Pour la rédaction de votre biographie, vous êtes le premier historien à avoir pu consulter les archives personnelles du général De Gaulle. Quel a été le fil conducteur de votre travail, dans la consultation de cette somme de 100.000 documents originaux ?

« C'est très frappant de voir, qu'il y a  chez lui, des mutations, des ruptures, des évolutions permanentes. Souvent, les témoignages sur lesquels on s'appuie pour le faire parler sont oraux. Dans ce qu'il a écrit, dans sa correspondance un peu secrète et ses notes, on voit très clairement  comment se forment sa pensée et son action, on voit la manière dont il a construit son destin. »

« J'essaye de le retrouver, de cheminer avec lui, à travers les documents pour le cerner au plus près, d'explorer la complexité de cet homme. Il y avait un sens de réalités chez De Gaulle qui était extraordinaire. »

L’enfant, De Gaulle, affichait déjà une grande indépendance d’esprit. Très jeune, il était arrogant, sûr de lui, dominateur, le fils préféré de sa mère ? 

« Ce qui  est exceptionnel chez lui, c'est la création d'un personnage, De Gaulle, qui le dépasse. Il parle de lui à la troisième personne tout de suite, à l'adolescence. Chez De Gaulle, il y a Charles, un homme comme vous et moi, et il y a De Gaulle, un personnage identifié tout de suite à une grande cause qui est la France.  Bien sûr, on n'est pas obligé de parler de soi à la troisième personne, mais, quand il le fait, il parle d'un symbole, d'un personnage qui est fait pour l'Histoire. Ça relève du génie, c'est quelque chose qui l'a construit très tôt, très jeune. Mais, il a fallu attendre cinquante ans pour que ça se réalise. Là aussi, ça va à l'encontre de ce que l'époque est en train de vivre. Aujourd'hui, on imagine facilement qu'on peut être Premier ministre à 28 ans, à 30 ans. Tout ça est absurde,  il faut de l'expérience, de la maturité. On a un Premier ministre sortant, il est resté deux mois et c'est déjà fini. C'est déjà "un petit vieux" par rapport au prétendant, Jordan Bardella qui, lui, n'a que 28 ans. »

« On a occulté une notion essentielle qu'on retrouve chez De Gaulle : le sens de la durée.  Je pense qu'il est temps d'y revenir.»

Un grand destin ! 

Le destin de De Gaulle commence à s'accomplir, alors qu'il est âgé de 50 ans...

« Il s'est préparé déjà avant à un grand moment d'Histoire. Regardez ce qu'on vit aujourd'hui .  On a la menace d'une guerre en Europe, une France politiquement  déstabilisée. On est dans un moment d'Histoire. Mais, qui est prêt à l'affronter ?  Pour cela, il faut être un peu visionnaire, il faut l'avoir pressenti, prévu.  C'est de l'ordre de l'intuition qui était l'une des grandes qualités de De Gaulle. Il mettait l'intuition au-dessus de l'intelligence et il avait raison. Des gens intelligents, il y en a partout, des gens intuitifs, ils sont très rares. Et je pense qu'aujourd'hui, il n'y en a plus. Ça ne veut pas dire qu'il n'y aura pas. » 

À 15 ans déjà, le jeune Charles écrit un récit fictionnel dans lequel il met en scène un certain général De Gaulle qui va sauver la France face à la Prusse...  

« Il avait déjà perçu qu'il pouvait être le sauveur de la France et qu'il fallait qu'il se prépare à ce rôle. Pourtant, ce n'est pas en militaire qui va la sauver, mais, en homme d'État. En 1940, il est prêt. Personne ne l'attend, il est seul... mais, il est prêt. »

En 1940, à Londres, Churchill le considère comme un "mendiant orgueilleux". Pourtant, avec le temps, il réussira à incarner la France... 

« Churchill avait senti chez lui, l'homme du destin, mais aussi un emmerdeur qui allait l'empêcher de faire ce qu'il voulait. Il a donc tout fait pour l'empêcher de s'affirmer. Par ailleurs, il n'attendait pas forcément De Gaulle à Londres, mais, le seul qui s'est présenté, c'est lui.  C'est extraordinaire d'avoir un pays totalement effondré et  d'en parler comme si de rien n'était, comme s'il était encore un grand pays. De Gaulle a réussi à s'imposer, parce qu'il se référait à quelque chose d'essentiel, non pas le présent de la France, mais, son histoire. Déjà, il faut beaucoup d'orgueil pour dire, "je suis la France et j'incarne une longue histoire". »

« Face à Churchill, il ose affirmer : "La France est battue, mais, elle n'a pas disparu ». 

« Là aussi, la conscience de l'Histoire manque cruellement à nos dirigeants aujourd'hui. C'est en se référant à une grande Histoire à un héritage politique qu'on peut comprendre l'avenir. Actuellement, dans la politique, on veut en permanence du présent, de l'immédiat. Regardez ce qu'on vit. La célébration des 80 ans du Débarquement, c'était ça. On se rappele de l'Histoire quand ça nous arrange et après, le lendemain, on dissout l'Assemblée. On n'est pas dans l'Histoire, on est dans l'improvisation immédiate. »

En 1940, pas mal de personnalités françaises de premier rang se détournent du général De Gaulle, réfusent de le rejoindre à Londres... 

« Ce sont les marginaux,  rejetés en France,  qui se joignent à lui. La quasi totalité des hommes politique français est absente. Certains étaient arrêtés par Vichy, d'autre étaient vichystes ou complices. De Gaulle s'est retrouvé seul.  Ca lui a permis de régénérer la France et ses gouvernants. De Gaulle, c'est aussi une question de morale et d'ethique. »

« Est-ce qu'on va se compromettre avec Hitler ? Le général perçoit que l'enjeu de 1940 et un enjeu de civilisation. C'est la réhabilitation de la personne humaine, mais aussi une vraie révolution sociale. »

Proche du peuple 

« Au fond, si on veut comprendre De Gaulle, il faut bien voir qu'il n'est pas un burgeois, mais proche du peuple comme le sont les grands aristocrates. Ce lien va être essentiel dans la vision qu'il a de la restauration de son pays avec une véritable exigence morale. On ne peut pas dire que De Gaulle n'ait pas pratiqué le pouvoir avec un certain cynisme. On ne vas pas l'idéaliser à ce point là. Mais, il fallait survivre. »

« À Londres, De Gaulle frôle la mort politique en permanence. Donc, il ne tient que par son intransigeance morale. Il ne transige pas avec l'extrême droite, avec la collaboration, avec Hitler. Il ne franchit jamais les limites de la compromission. »

« Il est d'abord un militaire. Il pense que c'est sur le champ de bataille que les choses doivent s'organiser. Il se méfie de la Résistance, parce qu'il se méfie de ce qui est désordonné et  lui échappe. Il est très inquiet de la multiplication des attentats en France qui entraînent des représailles immédiates. Il va devenir fédérateur de la Résistance, grâce à Jean-Moulin. Les Anglais et les Américains ont compris, progressivement, que De Gaulle avait les Français avec lui. Mais, ça a mis du temps. Le général fait une grande mutation en 1942. Deux ans auparavant, à Londres , c'était un homme de droite, pas très républicain. Mais, il a compris qu'il ne pouvait être De Gaulle qu'on étant rassembleur de toutes les forces résistantes, y compris les communistes. Il devient la France grâce à la Résistance. Il s'identifie à la République, à la démocratie, ce qui n'était pas gagné à l'origine. »

De Gaulle, un révolutionnaire !

Pourquoi le considérez-vous comme un révolutionnaire ? 

« Il avait le sens de la modernité. De Gaulle était, en même temps, un traditionnaliste dans ces origines et un révolutionnaire. Je pense qu'aujourd'hui il reste le seul vrai révolutionnaire parce qu'il ne s'identifie pas à une idéologie, mais, à une exigence d'évolution, de modernité et de liberté de jugement. Être révolutionnaire, c'est une capacité de remise en cause permanente. »

En dehors de sa famille, cet homme était très seul... 

« Il avait une solitude de destin. Il a eu beaucoup d'ennemis très tôt et très vite au sein de l'Armée. On l'a condamné à mort en 1940. Il a survécu par ses propres moyens, sa propre volonté. Depuis son adolescence, on ne lui connaît pas vraiment d'amis. Il s'est construit dans la solitude. Elle faisait partie de son destin et de son exercice du pouvoir. » 

En quoi le message du général est d'actualité aujourd'hui ? 

« Il a, à la fois, une certaine vision de son pays, qui est totalement contraire de ce qu'on vit en ce moment. Il y a chez De Gaulle, le refus du déclin, de la défaite. Les gens qui passent leur temps à dire aujourd'hui que la France est foutue ne sont pas gaullistes. Il y a chez De Gaulle, une leçon d'énergie, de conviction, de foi en son pays et dans l'Humanité, le rejet d'une attitude réactionnaire, un élan en permanence sur les grands sujets. »

« Si on puise dans le gaullisme, on y trouve des leçons d'indépendance, de liberté, d'exigence morale, de conscience de l'Histoire, de tout ce qui devrait animer les hommes politiques d'aujourd'hui. »

« Chez De Gaulle, il y a la volonté de dépasser les partis, pour être un rassembleur. Tout ça apparait, en ce moment,  totalement nécessaire et à l'origine de tous les problèmes que nous avons. C'est parce qu'on s'est détourné des valeurs gaulliennes, qu'on en est là aujourd'hui. Elles sont encore d'actualité, parce qu'on a pas fait mieux et que ces valeurs sont plus que jamais nécessaires. »

 

Propos recueillis par Dragan Perovic