Matthew Levitt : "Pour le Hamas, le 7 octobre ne s’est pas déroulé comme prévu…"
Le 16 mai, les dirigeants arabes réunis en sommet appelaient à un cessez-le-feu "immédiat" dans la bande de Gaza. Une issue qui, pour l’heure, semble plus qu’incertaine – Israël annonçant dans le même temps son intention d’intensifier ses opérations au sol à Rafah. Mais à ce stade de la guerre, que veut le Hamas ?
Selon Matthew Levitt, directeur du programme Reinhard sur la lutte contre le terrorisme et le renseignement de l’Institut de Washington pour la politique au Proche-Orient, l’approbation par le Hamas, début mai, de la proposition de cessez-le-feu présentée par l’Egypte et le Qatar en vue d’une trêve avec Israël serait révélatrice de l’objectif poursuivi par le groupe islamiste. Celui-ci serait par ailleurs "fasciné" par le modèle du Hezbollah, à la fois omnipotent au Liban et totalement libre de ses actions. Au point de pousser la méthode de la milice chiite jusqu’à sa "conclusion logique" – utiliser son influence pour lancer des attaques transfrontalières, tant contre Israël qu’à l’étranger ? Entretien.
L’Express : Début mai, le Hamas acceptait une proposition de cessez-le-feu durable avec Israël présentée par l’Egypte et le Qatar. Comment l’avez-vous interprété ?
Matthew Levitt : Le Hamas est très attentif à ce que pensent de lui les plus de 2 millions de Gazaouis et les autres populations arabes. Le groupe est bien conscient qu’en raison de la guerre et de ses nombreuses victimes à Gaza, la méfiance à son égard ne cesse de croître, comme le montrent de nombreux sondages. En mars, par exemple, le soutien des Gazaouis a de nouveau baissé en raison de l’intensité des représailles d’Israël et de l’ampleur des pertes humaines, passant d’environ 43 % à 34 %, selon le Centre de recherche palestinien sur la politique et les sondages [NDLR : un institut indépendant de Ramallah].
Ensuite, la proposition que le Hamas a "acceptée" n’est pas l’une de celles qui avaient déjà été mises sur la table jusqu’ici, et qui allaient beaucoup plus loin en termes de conditions pour les combattants et les dirigeants du Hamas toujours en place dans la bande de Gaza. Naturellement, le groupe veut aussi préserver ses dernières brigades, qui subissent de lourdes pertes, notamment en ce moment à Rafah. Mais il y a aussi une autre raison qui me semble essentielle : le Hamas veut désespérément que cette guerre prenne fin, et vite.
Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Cela peut sembler contre-intuitif, mais le Hamas veut parvenir à un processus de refonte de la gouvernance de la bande de Gaza le plus rapidement possible, afin de pouvoir se décharger de ses responsabilités dans la région. Le groupe a compris que ses fonctions politiques l’obligent, dans une certaine mesure, à l’égard de ses alliés et de sa population. Or pour porter un coup fatal à Israël et le faire disparaître – son but ultime –, le Hamas a besoin d’une liberté totale pour mener ses actions. Il veut donc se débarrasser de ce fardeau. Tant que cette guerre se poursuivra, il risque de perdre plus de combattants, plus d’armes et donc plus de légitimité à Gaza. Le Hamas veut donc que la guerre se termine avant que ses forces ne soient complètement vaincues, tout en pouvant affirmer qu’il a contraint Israël à un cessez-le-feu sans que l’Etat hébreu n’ait pu atteindre son objectif de détruire le Hamas.
Difficile d’imaginer que le Hamas veuille vraiment abandonner le pouvoir après dix-huit ans à la tête de la bande de Gaza…
Le groupe ne veut pas disparaître de l’arène politique, ni même perdre son influence à Gaza, mais il ne veut pas avoir à rendre des comptes. Le Hamas est fasciné par le modèle du Hezbollah – les deux groupes sont proches depuis longtemps et dirigent ce qu’ils appellent une "salle de guerre commune" à Beyrouth depuis 2021, qui joue un rôle politique majeur au Liban tout en étant totalement libre dans ses actions.
Le groupe chiite soutenu par l’Iran est à la tête d’une coalition politique extrêmement puissante au Parlement (un tiers des voix), ce qui lui permet par exemple, comme c’est le cas actuellement, d’empêcher le pays d’élire un nouveau président. Mais en même temps, Hassan Nasrallah, le secrétaire général du groupe, n’occupe aucune fonction gouvernementale. Pourtant, c’est lui, et lui seul, qui prend les décisions de vie ou de mort dans tout le Liban. La force du Hezbollah réside dans son armée, qui est mieux équipée et mieux préparée que les forces armées libanaises.
En bref, le groupe est omnipotent, sans l’inconvénient de devoir rendre des comptes ni d’avoir la responsabilité qu’implique l’exercice d’une gouvernance officielle. C’est grâce à cette position qu’il peut décider de lancer des roquettes sur Israël sans subir de conséquences politiques. Récemment, un homme politique libanais de haut rang a été interrogé par CNN sur la probabilité d’une guerre entre le Liban et Israël, ce à quoi il a répondu : "Nous ne sommes pas en guerre. Mais vous feriez mieux de demander au Hezbollah."
Comment le Hamas entend-il transposer le modèle du Hezbollah à son propre cas ?
Tout comme la milice chiite, le Hamas veut avoir le beurre et l’argent du beurre. C’est-à-dire exercer une domination politique et militaire à Gaza, mais ne pas avoir à rendre des comptes lorsque les choses tournent mal. Pour ce faire, il doit devenir un acteur clé de la structure de gouvernance post-conflit. C’est pourquoi il espère remodeler l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à son image et y occuper une place essentielle. S’adressant à la presse turque, le chef du bureau politique du Hamas, Ismail Haniyeh, a appelé à la restructuration de l’OLP pour y inclure le Hamas et toutes les autres factions palestiniennes. Il a ensuite expliqué que le groupe ne souhaitait pas une "représentation exclusive" de la direction de Gaza, mais cherche plutôt à faire partie d’un gouvernement d’unité nationale plus large. C’est pourquoi, lors des pourparlers organisés par la Chine début mai, le Hamas a tenté de lancer un processus de réconciliation entre le Fatah et l’Autorité palestinienne (AP).
Cet objectif de refonte de la gouvernance à Gaza a-t-il émergé postérieurement à l’attaque du 7 octobre et le début de la guerre ?
Non. L’attaque du 7 octobre a précisément été conçue pour atteindre cet objectif : le soutien des habitants de Gaza s’érodait déjà depuis plusieurs années. Selon une étude du Centre palestinien pour l’opinion publique réalisée en juillet 2023, 72 % des habitants de Gaza convenaient déjà que "le Hamas n’a pas été en mesure d’améliorer la vie des Palestiniens à Gaza", et 70 % étaient favorables à ce que l’Autorité palestinienne prenne en charge la gouvernance de la zone. Dans le même temps, le Hamas craignait un pacte de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite, qui aurait favorisé les modérés palestiniens et évincé le groupe.
Une attaque de cette ampleur ne pouvait qu’inciter Israël à riposter à Gaza, et replacer la question palestinienne ainsi que le Hamas au centre de l’attention internationale. Ce n’est pas un hasard si le Hamas a construit de nombreux tunnels pour ses combattants, mais aucun abri anti-bombes pour les Palestiniens. Le groupe savait que cela remettrait inévitablement en question sa gouvernance à Gaza, tout en ouvrant la voie à une guerre meurtrière contre Israël. Sans compter qu’aux yeux de certains, le Hamas apparaîtrait comme une armée dévouée à la cause, menant une action de "résistance", selon ses propres termes.
Si l’attaque du 7 octobre a été conçue pour remplir cet objectif, en quoi a consisté sa préparation ?
Naturellement, le Hamas a commencé par accumuler des armes sur une longue période et s’est entraîné à l’opération tactique nécessaire pour franchir la barrière de sécurité israélienne et attaquer des communautés civiles en Israël. Mais une partie importante de cette préparation a également consisté à réfléchir à la future gouvernance de Gaza. A partir de 2021, le Hamas a commencé à rencontrer des responsables iraniens et du Hezbollah à plusieurs reprises (c’est vers le Hezbollah que le Hamas s’est tourné pour obtenir des conseils en vue de l’attaque). Yahya Sinwar [NDLR : le chef du Hamas] a également organisé une conférence consacrée au plan de "libération" de la Palestine pour "l’après-Israël", appelant au remplacement de l’OLP par un nouveau Conseil pour la libération de la Palestine qui inclurait "toutes les forces palestiniennes et arabes qui soutiennent l’idée de libérer la Palestine, avec le soutien de forces amies". Mais un élément clé de l’attaque du 7 octobre ne s’est pas déroulé comme prévu…
Lequel ?
Le Hamas pensait que cette guerre prendrait rapidement une dimension régionale, ce qui aurait obligé Israël à mener une bataille pour sa survie contre plusieurs armées ennemies sur plusieurs fronts à la fois. Mais le groupe s’est heurté à deux problèmes : Israël n’a pas immédiatement riposté au sol – où le Hamas avait un avantage stratégique avec ses tunnels – mais a attendu plusieurs semaines avant de lancer sa première offensive aérienne. Deuxièmement, l’axe de la résistance – y compris le Hezbollah – n’a pas lancé une guerre à grande échelle et une invasion d’Israël. A ce jour, tout en subissant des attaques quotidiennes à la roquette et autres, Israël a pu faire face à des menaces quotidiennes sur ce qu’il dit être sept fronts différents (Gaza, Cisjordanie, Liban, Syrie, Irak, Yémen et Iran).
L’énorme attaque de missiles et de drones lancée par l’Iran contre Israël en avril a d’ailleurs été largement mise en échec par une coalition dirigée par les Etats-Unis et comprenant des partenaires européens et du Moyen-Orient. Israël a répondu par une attaque importante, mais limitée, visant les défenses aériennes iraniennes près d’une installation nucléaire, montrant ainsi qu’il pouvait frapper l’Iran sans déclencher un conflit plus large.
Cette guerre est donc restée (pour l’instant, du moins) une guerre Hamas-Israël, et non un conflit étendu qui aurait exercé une pression terrible sur Israël. Mais même si les choses ne se sont pas déroulées comme prévu, le Hamas est patient. Il est maintenant prêt à attendre la fin de cette guerre pour se libérer de la gouvernance de Gaza… et s’engager à nouveau, comme l’a juré un responsable du Hamas, à "répéter l’attaque du 7 octobre, encore et encore, jusqu’à l’anéantissement d’Israël".
Si le Hamas parvenait à former un gouvernement à son image, après la guerre, quelles seraient les conséquences pour Israël et le Moyen-Orient ?
Les conséquences seraient graves pour quiconque souhaite la stabilité au Moyen-Orient, voire du monde. Le Hamas pourrait bien pousser la méthode du Hezbollah jusqu’à sa conclusion logique. La milice chiite a utilisé son influence au Liban pour lancer des attaques transfrontalières, tant contre Israël qu’à l’étranger. Certes, le Hamas s’est jusqu’à présent concentré sur le Moyen-Orient. Mais ces derniers mois, plusieurs agences de renseignement européennes ont signalé que le Hamas préparait des attaques dans des pays européens tels que l’Allemagne, la Suède, la Bulgarie, le Danemark et les Pays-Bas…
L’Occident peut-il jouer un rôle pour empêcher le Hamas d’atteindre son objectif ?
Non seulement il le peut, mais il le doit. La communauté internationale a joué un rôle majeur en permettant au Hamas de gouverner Gaza, y compris en transférant des centaines de millions de dollars d’aide vers l’Unrwa, ainsi que des fonds pour les salaires du Qatar et d’autres entités internationales. Nous ne pouvons pas détourner les yeux de cette réalité. Avec ce qu’il a fait le 7 octobre et l’idéologie qu’il véhicule, il est impensable que le Hamas obtienne le feu vert de la communauté internationale pour occuper des fonctions politiques après la guerre. De tels scénarios se sont déjà produits par le passé. Regardez le résultat en Syrie avec Bachar al-Assad ! Ne commettons pas la même erreur. Quiconque soutient réellement l’idée d’un règlement durable de ce conflit doit s’opposer à l’inclusion du Hamas dans la gouvernance palestinienne pour la simple raison que ses objectifs fondamentaux sont incompatibles avec la paix.
Quelle serait, selon vous, la stratégie adéquate ?
L’objectif ne devrait pas être de "détruire le Hamas", comme l’affirment publiquement certains responsables politiques israéliens, mais de mettre fin au projet de gouvernance du Hamas à Gaza et démanteler ses capacités de production et de contrebande d’armes, ainsi que son armée de milice permanente. Pour ce faire, il est essentiel de promouvoir sans relâche une alternative politique viable à Gaza, faute de quoi le Hamas, aussi sévèrement battu qu’il soit aujourd’hui, reviendra de nouveau sur le devant de la scène. La politique intérieure israélienne et la ligne dure de l’administration israélienne actuelle compliquent cet objectif, mais nous devons parvenir à une situation où les dirigeants israéliens sont également prêts à donner aux Palestiniens modérés les moyens de gouverner. Ces deux actions – frapper fort les capacités du Hamas et créer les conditions pour qu’émerge une alternative modérée – doivent être menées de front, faute de quoi le Hamas aura toutes les chances de conserver sa position influente au Moyen-Orient pendant longtemps.