Le succès fou des concours de dictée en France : "Le nombre de participants a doublé !"
Pour certains, elle rappelle l’angoisse de la page blanche sur un cahier d’écolier, face à l’éternel questionnement sur l’accord du participe passé avec les verbes pronominaux. Pour d’autres, elle évoque la nostalgie des textes soigneusement recopiés au stylo-plume, et la satisfaction de n’avoir commis aucune faute sur le pluriel des mots composés, les lettres muettes ou l’emploi des traits d’union. Pour d’autres encore, elle réveille les souvenirs d’heures entières passées en famille devant la télévision, à regarder les fameux "Dicos d’or", ces championnats de France d’orthographe organisés par Bernard Pivot, dont les funérailles ont eu lieu mardi 14 mai dans le village de Quincié-en-Beaujolais, près de Lyon.
Longtemps jugée trop scolaire, voire ringard, la dictée est légèrement tombée en disgrâce au mitan des années 2000, après la dernière finale des "Dicos d’or". L’exigence de ce travail d’orthographe, dont la réputation est entretenue par des textes tels que la fameuse dictée de Prosper Mérimée en 1857 - demandée par l’impératrice Eugénie et à laquelle Napoléon III aurait fait 75 fautes -, la traditionnelle dictée du certificat de fin d’études ou les complexes énoncés de Bernard Pivot, ne séduit plus. "L’arrivée d’Internet, des textos aux mots raccourcis, des abréviations anglo-saxonnes et des émoticônes ont un peu fait tomber la dictée et l’amour des lettres aux oubliettes", commente l’écrivain Rachid Santaki, fondateur de La Dictée géante, une initiative qui propose des concours de dictée gratuits et accessibles à tous un peu partout en France depuis 2013.
Mais depuis quelques années, à la faveur de grands événements populaires et de petits concours régionaux, la dictée connaît un étonnant retour en grâce chez les Français. Porté par la participation de célébrités locales ou nationales à certaines compétitions et par la diffusion de petites vidéos addictives sur les réseaux sociaux, l’exercice est redevenu à la mode. "Il n’y a qu’à voir le nombre d’inscriptions qu’on a, c’est impressionnant. La fréquentation de nos concours a quasiment doublé depuis un an", commente Rachid Santaki. Lors de la dernière "dictée géante" organisée par le romancier à la patinoire d’Evry (Essonne), le 8 mai dernier, plus de 400 personnes se sont ainsi présentées - contre une moyenne de "100 à 150 participations habituellement", se réjouit l’organisateur. Mais la plus belle réussite de l’écrivain reste "La Grande dictée des Champs", organisée le 4 juin dernier sur les Champs-Elysées, à Paris. L’événement, qui a battu le record du monde de la plus grande dictée jamais organisée, a rassemblé plus de 5000 participants - pour 50 000 candidatures initiales. "En voyant des vidéos de l’événement faire plus d’un million de vues sur les réseaux, mes enfants m’ont dit : 'Papa, t’as percé'", s’amuse encore Rachid Santaki.
Brigitte Macron et Thomas Pesquet
L’homme n’en est pas à son coup d’essai. En 2018, il organise une dictée géante au Stade de France, réunissant près de 1500 participants. Même succès en 2021, quand l’astronaute Thomas Pesquet est embauché comme lecteur exceptionnel lors d’une dictée au musée de l’Air et de l’Espace au Bourget, pour un texte lu… depuis la Station spatiale internationale. Jamais notées, toujours corrigées en direct avec les participants et souvent largement reprises sur les réseaux sociaux, ces dictées ont, selon Rachid Santaki, permis de "remettre l’exercice au goût du jour", et de "rendre accessible l’idée de lire et d’écrire au plus grand nombre". Abdellah Boudour, fondateur des concours "La dictée pour tous", abonde. "Entre les nostalgiques de la dictée scolaire des années 1960, ceux qui veulent trouver une sortie en famille, les compétiteurs qui veulent apprendre de nouveaux mots et les vrais passionnés d’orthographe, tout le monde y trouve son compte", commente cet originaire d’Argenteuil (Val-d’Oise), qui organise depuis plus de dix ans des concours de dictée sur tout le territoire.
Dès 2013, sur la demande de mères de famille de son quartier, l’homme organise ses premières dictées, qui rencontrent un enthousiasme inattendu. Mois après mois, il organise des concours dans les maisons d’arrêt, les hôpitaux, les écoles ou les quartiers Nord de Marseille… jusqu’à pousser les portes du palais de l’Élysée en 2019 avec un texte dicté par Brigitte Macron, et celles du château de Versailles, la même année, avec une dictée lue par l’humoriste Gad Elmaleh. "Ça a tellement bien marché qu’on a fini par déléguer le concept à plusieurs associations locales, qui organisent des concours régionaux, souvent dans les quartiers. Par ces dictées ludiques, beaucoup de personnes qui ne se croisaient pas avant se mélangent. Et surtout, beaucoup retrouvent le goût de l’orthographe, l’envie de se dépasser", raconte le fondateur de La Dictée pour tous, qui aurait rassemblé depuis dix ans "plus de 90 000 participants". Yacine, attiré par le français et la lecture depuis le collège, a ainsi transmis le plaisir des mots à ses enfants en participant aux dictées d’Abdellah Boudour. "Ça leur montre que le travail paie, d’une part. Et surtout, ça les motive : mon petit dernier était plutôt matheux, mais il a commencé à apprécier les dictées par le biais de la compétition, en voulant battre ses frères. Maintenant, il adore l’orthographe", témoigne ce père de famille, originaire de région parisienne.
Influenceurs et dictées en ligne
Sur les réseaux sociaux, le nombre d’abonnés de certains comptes spécialisés dans la pratique de l’orthographe confirme cet engouement des Français. Les posts colorés de l’influenceuse "Maîtresse Adeline", suivie par plus de 2,2 millions de personnes sur Instagram, cartonnent : 165 000 "likes" pour une vidéo sur l’orthographe du mot "aller-retour", 122 000 pour une explication sur l’accord des adjectifs de couleur composés, 55 000 pour un éclairage sur la différence entre les mots "Quand" et "Quant"… Doublés d’un réel succès sur YouTube, où ses 97 000 abonnés se délectent de ses dictées pour adultes énoncées et corrigées en ligne. "On s’adapte au monde d’aujourd’hui : les séances de dictée sur Internet sont désormais très demandées", commente Philippe Dessouliers, fondateur du club d’orthographe "Belf"ortho", basé à Belfort (Franche-Comté).
Depuis la pandémie de Covid-19, ce traditionnel club d’orthographe, qui réunissait chaque semaine une quarantaine d’adeptes pour une dictée en présentiel, propose des dictées en ligne accessibles à tous ses adhérents à travers le monde. Pour la modique somme de dix euros par an, n’importe quel internaute peut ainsi suivre, chaque mardi soir, un exercice en live sur Internet. "Le nombre de nos abonnés a plus que doublé : nous sommes désormais plus de 80, et nous avons même une adhérente basée au Québec !", s’amuse Philippe Dessouliers. Parmi ces accros de l’orthographe, le passionné décompte "beaucoup de retraités et d’anciens professeurs", mais également "des trentenaires, un ex-gendarme, des ingénieurs ou des anciennes infirmières". Tous se retrouvent régulièrement "en physique", sur le terrain, lors de championnats interrégionaux ou nationaux.
Le fondateur de Belf’ortho lui-même admet "ne pas hésiter" à traverser la France pour participer à des concours nationaux, quitte à avaler plusieurs heures de voiture depuis Belfort, pour rejoindre un événement à Saint-Étienne ou à Sète. "On y retrouve souvent les mêmes têtes, mais il y a aussi de plus en plus de jeunes, de profils qu’on ne voyait pas forcément avant", estime le Belfortain, également auteur de dictées. Ses recueils, vendus aux plus intéressés, font d’ailleurs recette, avec plus de 7000 ventes pour son premier ouvrage. De quoi assurer la relève des fameuses dictées de Bernard Pivot qui, selon ce connaisseur, restera toujours "le premier à avoir rendu la dictée ludique pour les Français".