France-Soir et BonSens : enquête sur leur très rentable stratégie pour désinformer et harceler
Expulsé de Google Actualité, YouTube et de leurs réseaux publicitaires, déserté par les annonceurs historiques… Le site France-Soir, l’un des principaux pourvoyeurs de désinformations médicales et de théorie du complot en France, a été mis au ban des médias. Il ne survit plus que grâce à des dons défiscalisables à hauteur de 66 %, comme le rappelle l’imposant bandeau jaune fluo présent sur toutes les pages du site. Et les sommes récoltées atteignent des montants impressionnants, comme le révèlent deux enquêtes réalisées par deux sources indépendantes et vérifiées par L’Express.
La première compile un à un les dons perçus par le site entre décembre 2020 et septembre 2021 sur la plateforme OkPal-Ulule. "Je me suis intéressé au financement de France-Soir car de nombreux anti-masques le citaient comme référence. Je me suis dit : 'Des personnes se retrouvent à l’hôpital - aux frais du contribuable - à cause d’articles écrits eux aussi aux frais du contribuable, puisque les dons sont défiscalisables'", témoigne l’auteur, qui souhaite préserver son anonymat. S’il s’attendait à quelques dizaines de milliers d’euros en tout, son travail minutieux montre que France-Soir a récolté 527 118 euros en 10 mois seulement. Soit 316 270 euros potentiellement défiscalisables.
La deuxième enquête a été menée par le collectif citoyen Sleeping Giants, qui lutte contre le financement des discours de haine. L’investigation porte sur une période plus courte, d’avril à septembre 2021, et recense 399 195 euros perçus grâce à quelque 10 000 donateurs différents. Ces travaux concordent avec la première enquête et offrent également une analyse plus fine, puisqu’ils répertorient les dons ponctuels et mensuels, mais aussi les variations en fonction des dates. Ils recensent également quelque 10 000 donateurs différents. Ensemble, ces documents révèlent que les versements ont été stables sur toute la période, hormis un pic de 230 000 euros en septembre 2021.
Ce mois-là, J’aime l’info, un organisme créé par le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne, avait annoncé vouloir supprimer France-Soir de sa plateforme, les privant ainsi des dons défiscalisés. France-Soir avait alors lancé une campagne d’appel aux versements "avant qu’il ne soit trop tard". Quatre mois plus tard, le site proposait une nouvelle solution grâce à la collecte de dons défiscalisables via l’Association de la Presse Française Libre (APFL), immatriculée au siège du journal d’extrême droite Présent.
Une chose est sûre : ces dons ont bien été indispensables à la survie de France-Soir. Selon une ordonnance du tribunal administratif de Paris de janvier 2023, l’expert-comptable de Shopper Union France, la société éditrice du site, affirme que France-Soir est financé à 92 % par des dons, dont 69 % (soit 63 % des produits d’exploitation) ouvrent droit à une réduction d’impôts. "La question est de savoir ce que Xavier Azalbert, le directeur de la publication de France-Soir, a vraiment fait de ces sommes : les dépenses liées aux salaires semblent limitées puisqu’il n’avait pas beaucoup d’employés en 2020-2021", souligne Rachel, représentante de Sleeping Giants. Impossible d’en savoir plus, puisque Shopper Union France n’a pas déposé ses comptes sociaux depuis l’exercice clos en 2018, alors qu’il s’agit d’une obligation légale. Sollicité par L’Express, Xavier Azalbert n’a pas répondu à nos questions.
Appel à la guillotine et harcèlement de scientifiques
En attendant, France-Soir continue de produire des articles qui désinforment ou attaquent, parfois violemment, ses critiques. "Nous avons depuis longtemps constaté que la haine rapporte de l’argent, et que plus son expression est extrême, plus elle est rentable", affirme Rachel, de Sleeping Giants. Une stratégie qui s’est manifestée à de nombreuses reprises. La campagne d’appel aux dons de septembre 2021 était par exemple accompagnée de la publication d’un article visant les citoyens, chercheurs et médecins qui dénonçaient les agissements de France-Soir et de l’ex-directeur de l’IHU de Marseille Didier Raoult. Ce qui avait provoqué une vague de harcèlement sans précédent à leur encontre sur les réseaux sociaux. Quelques mois plus tôt, un autre article visant encore des scientifiques se concluait par "La veuve [NDLR : le surnom de la guillotine] s’impatiente".
France-Soir a également publié plusieurs articles accusant Dominique Costagliola, grande spécialiste du virus du sida, épidémiologiste et bio statisticienne reconnue, de conflit d’intérêts. L’association BonSens, dont le président est Xavier Azalbert, avait alors saisi le Parquet national financier en citant des articles de… France-Soir, ce qui avait déclenché une enquête et une perquisition chez la chercheuse, comme l’a raconté L’Express en mars dernier. Faute d’un quelconque début de preuve, la chercheuse a été totalement blanchie par l’enquête. La scientifique reste toutefois marquée par le désagrément subi, ainsi que l’instrumentalisation de cette procédure sur les réseaux sociaux par France-Soir.
Les attaques contre Jean-Christophe Lega, professeur de thérapeutique à l’Université Lyon 1 et praticien hospitaliser aux Hospices Civils de Lyon, n’ont pas été moins violentes. Ce chercheur, qui a publié avec son équipe une étude montrant que les prescriptions d’hydroxychloroquine ont provoqué près de 17 000 morts lors de la première vague du Covid-19, a été la cible de deux articles particulièrement virulents. "Je n’ai jamais vu ça, c’est extrêmement grave car ils ont porté atteinte à ma probité", témoigne-t-il. Le Pr. Lega a aussi reçu des dizaines de courriers et des centaines de mails insultants après que des membres de l’association BonSens ont appelé à lui écrire.
"Une insulte, ça peut glisser, mais quand ce sont des dizaines de messages… Cela m’a fortement affecté", confie-t-il. D’autant que cette campagne a duré pendant des semaines. Un chercheur marseillais proche de l’association BonSens et ReinfoCovid s’est même rendu à l’Université Lyon 1, qui emploie le Pr. Lega, afin de rencontrer la direction en compagnie d’un huissier. Et une manifestation physique a été organisée sur le campus de l’Université lyonnaise. "On m’a conseillé de ne pas me rendre sur place ce jour-là… C’était une campagne asymétrique qui nous a totalement dépassés", déplore encore le chercheur.
L’association BonSens, dont la promotion des actions est quasi systématiquement assurée par France-Soir, appelle également aux dons en assurant qu’ils sont défiscalisables, un atout majeur pour attirer les versements. L’un de ses administrateurs a d’ailleurs déclaré dans une vidéo diffusée en 2022 avoir récolté "plus de deux millions d’euros". Il n’existe, pourtant, aucune trace du document qui assure la défiscalisation (le rescrit fiscal) sur le site Internet de l’association. Interrogée par L’Express, la Direction générale des Finances publiques a refusé d’éclaircir ce point, opposant "l’obligation de secret professionnel en matière fiscale". Une source proche de L’Express a donc effectué un don à BonSens pour lequel elle a reçu un "reçu fiscal", un document qui diffère d’un rescrit fiscal. Réinterrogée par L’Express, la DGFIP n’a pas donné suite. BonSens n’a pas non plus répondu à nos questions.
"Ils font un procès, ils le perdent, ils se victimisent et appellent aux dons"
Quoi qu’il en soit, ces nombreux dons ont aussi permis à France-Soir, BonSens et leur patron Xavier Azalbert de multiplier les procédures judiciaires. D’abord contre Google et YouTube, Bill Gates, l’ex-ministre de la Santé Aurélien Rousseau, mais aussi Stalec, un ex-complotiste qui a révélé avoir appartenu avec Xavier Azalbert au "groupe CIA" qui organisait des attaques coordonnées contre des chercheurs et médecins sur Twitter, ou encore Mathias Wargon, le chef des urgences de l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis qui avait déclaré sur BFMTV que "France-Soir fait de la merde". Si tous ces procès ont été perdus, ils ont à chaque fois été l’occasion d’articles et de campagnes d’appel au soutien financier. "France-Soir et BonSens ont toujours eu la même méthode, ils font un procès, ils le perdent, ils se victimisent et appellent aux dons", résume l’auteur de la première enquête.
D’autres procédures sont encore en cours, notamment une plainte en diffamation contre le journaliste de BFMTV Raphaël Grably. Et lundi 6 mai, me vidéaste Thomas Durand, co-auteur de "La tronche en biais", une chaîne Youtube spécialisée dans l’esprit critique, a annoncé avoir déposé plainte pour cyberharcèlement massif contre le polémiste et animateur de Sud Radio André Bercoff, l’essayiste controversé Idriss Aberkane et… Xavier Azalbert. Dans sa plainte, il dénonce "une campagne de harcèlement massive et particulièrement violente" comptabilisant "3 200 tweets menaçants, injurieux, humiliants et présentant parfois un caractère homophobe".
Mais l’affaire la plus marquante remonte à novembre 2022, quand la Commission Paritaire des Publications et Agences de Presse (CPPAP) avait entamé une procédure visant à retirer à France-Soir le statut de service de presse en ligne, qui donne la possibilité d’aides publiques et d’avantages fiscaux et notamment la collecte de dons défiscalisables. Si le statut n’a été que provisoirement suspendu, la menace pour les finances du site était bien réelle. À la même époque, Antoine Daoust, qui dirigeait le site de vérifications des faits Fact and Furious - qui s’était notamment illustré par ses enquêtes critiques sur France Soir - traversait un divorce conflictuel qui avait conduit à la diffusion de ses données personnelles et professionnelles sur les réseaux sociaux, ainsi qu’à une vague de harcèlement d’une rare violence. Il affirme avoir alors reçu la visite d’un entremetteur à son domicile, ainsi qu’un appel de Xavier Azalbert lui proposant de faire cesser le harcèlement en échange de la cession de son site.
"Fact and Furious possédait non seulement l’agrément CPPAP, mais était aussi très bien référencé sur Google actualité, dont France-Soir était déjà banni", indique Antoine Daoust. Après avoir décliné l’offre, ce dernier a été la cible de nombreux articles dévoilant sa vie privée ainsi que celle de sa compagne. Ces deux dernières années, Xavier Azalbert les a mentionnés plus de 150 fois sur son compte Twitter, comme L’Express a pu le constater dans un document compilant toutes ces interactions. A bout, l’ancien directeur de Fact and Furious a fait une tentative de suicide en décembre 2023. "Le harcèlement que nous subissons n’a pour but que de feuilletonner un faux scandale inventé par France-Soir afin de se venger de mon refus", assure Antoine Daoust, qui a déposé deux plaintes contre Xavier Azalbert.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Les appels aux dons sont toujours d’actualité, mais principalement via la plateforme PayPal, où les versements ne sont pas publics. Seul le site Tipee indique que quelque 500 donateurs versent environ 5 000 euros par mois. "Hormis le pic de septembre 2021, la stabilité des montants versés entre fin 2020 et fin 2021 laisse penser que France-Soir avait une base solide et continue donc de percevoir des sommes importantes - et toujours défiscalisées - aujourd’hui", estime l’auteur de la première enquête. Mais cela pourrait bientôt changer, puisque le 1er mars dernier le Conseil d’Etat a ordonné à la CPPAP de procéder à un nouvel examen du statut de service de presse en ligne du site France-Soir. Interrogée par L’Express, la CPPAP n’a pas répondu, mais sa décision est attendue ce mois de mai. En attendant, la désinformation se poursuit… aux frais du contribuable.