Donald Trump, la Chine et le fentanyl : derrière le bras de fer à venir, la réalité des chiffres
La transformation du centre-ville de San Francisco a déjà fait couler beaucoup d’encre. Il y a quelques années encore, le quartier d’Union Square abritait de nombreux grands magasins particulièrement prisés des touristes, mais tout a changé depuis la pandémie de Covid-19. Les uns après les autres, les commerces locaux ont baissé le rideau, laissant la place à des hordes d’Américains accros au fentanyl, cette drogue de synthèse à l’origine du plus gros scandale sanitaire auquel l’Amérique fait face depuis des décennies. Désormais, la célèbre place est hantée par de nombreuses personnes droguées, complètement désorientées, errant dans le quartier comme des zombies… Et les overdoses se multiplient.
Le cas d’Union Square est devenu symptomatique d’une Amérique qui ne parvient pas à contrer ce fléau. Depuis 2010, la substance a provoqué la mort de plus de 400 000 personnes dans tout le pays - soit l’équivalent de la population d’une ville comme Minneapolis - dont plus de 70 000 rien qu’en 2023. Pour la première fois, le nombre de décès est en légère baisse, notamment grâce à une décision de l’administration Biden de faciliter l’accès au naloxone, un antidote utilisé pour mettre fin à une overdose d’opioïdes. Mais la circulation de fentanyl est toujours hors de contrôle.
A peine élu et pas encore investi, Donald Trump a déjà fait plusieurs annonces sur le sujet. Dans deux messages diffusés sur son réseau Truth Social, il a ainsi promis la mise en place de nouveaux tarifs douaniers à l’encontre de la Chine, du Mexique et du Canada "qui resteront en place jusqu’à ce que les drogues, à commencer par le fentanyl […] cessent d’envahir les Etats-Unis." Comme à son habitude, le nouveau président américain a adopté un ton particulièrement vindicatif et même si ses partenaires s’en défendent, ils jouent un rôle important (parfois malgré eux) dans la crise sanitaire qui secoue actuellement son pays.
Pour comprendre les ressorts de l’épidémie, il faut remonter au début des années 1990. A cette époque, les médecins américains, influencés par de puissants laboratoires pharmaceutiques, commencent à prescrire massivement des antidouleurs jusqu’ici réservés à des cas médicaux extrêmes. Des milliers d’Américains avec des blessures légères - mais douloureuses - se voient ainsi prescrire des opiacés comme l’oxycodone, un produit très addictif. En fin de traitement, de nombreux patients cherchent alors à se procurer des cachets sur le marché noir et le nombre d’overdoses augmente brutalement, alertant les pouvoirs publics. On est au tournant des années 2010 et les instances de régulations américaines rendent alors la prescription de ces médicaments plus compliquée. Les personnes dépendantes se tournent ensuite vers des opioïdes plus durs, à commencer par le fentanyl.
Jusqu’en 2019, celui-ci était massivement importé de Chine, sous forme de cachets entiers, mais des négociations entre le président chinois Xi Jinping et la première administration Trump avaient permis de réduire ces importations. Un nouveau marché noir a commencé à se structurer, basé sur une chaîne commerciale complexe - et c’est celle-ci que Donald Trump espère démanteler aujourd’hui.
Un nouveau commerce triangulaire
Dans une note déclassifiée de 2020, la Drug Enforcement Association, une agence fédérale dépendant du département américain de la Justice, décrit sommairement la manière dont le fentanyl continue de circuler aux Etats-Unis. Des commerçants chinois façonnent des "précurseurs" de la molécule, c’est-à-dire des composants bruts qui associés à d’autres, permettent la réaction chimique nécessaire à la formation du fentanyl. Ils sont ensuite exportés vers l’Amérique du Nord et tout particulièrement vers le Mexique. Là-bas, des laboratoires clandestins appartenant souvent aux cartels transforment ces composants en cachets de fentanyl, puis les revendent illégalement sur le marché américain.
Ce que la note ne précise pas, c’est la manière dont les Etats-Unis eux-mêmes facilitent aujourd’hui ces transactions. Plus encore : ils ont bien souvent un rôle d’intermédiaire clé dans ces échanges. A la fin de son dernier mandat, Barack Obama a relevé le plafond de minimis, soit le seuil à partir duquel les droits de douane s’appliquent, de 200 à 800 dollars. En d’autres termes, toutes les marchandises coûtant moins de 800 dollars (importées par des particuliers) se sont vues exemptées de tarifs douaniers. Cette mesure était largement soutenue par les petits commerçants, mais aussi par de nombreux Américains adeptes du shopping en ligne, qui en ont largement bénéficié. Le département du Commerce extérieur américain souligne ainsi qu’au cours des dix dernières années, "le nombre de colis entrant aux Etats-Unis [sous ce régime] a augmenté significativement de 140 millions environ à plus d’un milliard par an." Le flot est tellement énorme ; la douane américaine ne peut contrôler qu’une infime partie de ces paquets. Evidemment, l’explosion du nombre de colis exemptés a largement profité aux plateformes chinoises comme Temu ou Shein, mais aussi aux vendeurs de composés précurseurs de fentanyl.
Plutôt que d’envoyer directement leurs produits vers le Mexique (où le seuil de minimis est de 50 dollars), ceux-ci exportent d’abord leur production vers les Etats-Unis. De là, les grands transporteurs conduisent les composants de l’autre côté de la frontière où les cartels récupèrent la marchandise, la transforment en cachets de fentanyl, avant de les écouler au pays de l’Oncle Sam. Pour la Chine, les remontrances du futur président sont inacceptables. "L’épidémie liée aux opioïdes est un problème que l’Amérique s’inflige à elle-même, a ainsi dénoncé Liu Pengyu, porte-parole de l’ambassade chinoise à Washington, les Etats-Unis doivent cesser de blâmer la Chine pour la crise qui est la leur."
En septembre dernier, l’administration Biden a proposé un plan pour "endiguer les abus liés aux exemptions de minimis." Un récent rapport de la commission du Congrès chargée de réglementer les relations entre la Chine et les Etats-Unis préconise même de supprimer complètement cette disposition. La décision finale incombera à la prochaine administration qui prendra ses fonctions début janvier 2025.