L'Année Cezanne à Aix-en-Provence : un "rêve d'art" au Jas de Bouffan
"C’est comme si chaque point du tableau avait connaissance de tous les autres", s’émerveillait Rainer Maria Rilke face à La Femme au fauteuil rouge, le portrait que Paul Cezanne fit, en 1877, d’Hortense, sa future épouse, alors qu’il n’avait pas 40 ans. A l’époque, le peintre, natif d’Aix-en-Provence, partage sa vie entre Paris et le Midi. Il bourlingue de la capitale à sa cité natale, s’arrête fréquemment à l’Estaque, dans la cité phocéenne, où il a installé celle qui n’est pas encore madame Cezanne, pour la dérober aux yeux de son père, Louis-Auguste, un chapelier reconverti dans la banque. Son centre de gravité : le Jas de Bouffan, une demeure du XVIIIe siècle acquise par le banquier en 1859. C’est l’endroit où Paul ne cesse jamais de se revenir, jusqu’à la vente – à contrecœur – de la maison familiale en 1899, là où il pose les jalons d’une peinture colorée audacieuse qui feront de lui l’un des précurseurs les plus influents de l’art moderne, ici que naîtront paysages, natures mortes, joueurs de cartes, baigneuses, portraits et autoportraits.
Aujourd’hui, cette bastide est au cœur de l’ambitieuse rétrospective que le musée Granet consacre à l’artiste jusqu’au 12 octobre, sous le commissariat de Bruno Ely, directeur de l’institution, et Denis Coutagne, président-fondateur de la société Paul Cezanne, dans le cadre d’une année qu’Aix-en-Provence lui dédie en majesté. En préfiguration de l’événement, la ville s’est lancée dans une restauration progressive du site, dont on peut désormais découvrir une partie : le Grand Salon, "laboratoire" de jeunesse, l’atelier éclairé par une grande verrière à l’étage, ou le parc aux 500 hectares quasi-intacts. C’est donc une exposition "mobile", qui voit les visiteurs passer du domaine familial aux cimaises de Granet, où près de 130 toiles, dessins et aquarelles, prêtés par des institutions internationales, d’Orsay à Tokyo en passant par Zurich, Londres, New York ou Ottawa, font le lien entre l’artiste et sa demeure-refuge.
Les commissaires ont réussi le tour de force de réunir la plupart des peintures, aujourd’hui éparpillées à travers le monde, qui figuraient dans le Grand Salon, dont la reconstitution est un rouage essentiel pour disséquer le processus créatif d’un Cezanne encore sous influence. A partir de 1860, le jeune Paul y jette des compositions à même les murs : des paysages, inspirés de Lorrain ou de Ruisdael ; une fresque des Quatre saisons (qu’il signe Ingres), au centre de laquelle il figure son père ; un Jeu de cache-cache, d’après Lancret ; un baigneur esquissé sur un panneau où apparaissent une Ferme et une Chute d’eau ; un Christ aux limbes associé à une Marie-Madeleine ; ou encore de petits portraits, tel celui de son compatriote aixois Achille Emperaire.
Un chantier de restauration, initié en 2023, a permis d’approfondir l’étude de ces panneaux, mais aussi de mettre au jour un ensemble inédit de fragments de 5 à 6 mètres carrés, rebaptisé depuis L’entrée du port. Un dispositif vidéo immersif, millimétré au cordeau, invite le public à comprendre la chronologie de ces travaux longtemps dissimulés sous d’épaisses couches d’enduit.
Tout récemment, c’est un décor monumental qui s’est révélé, composé d’un médaillon central surmontant l’alcôve du grand salon, lui-même rehaussé de polychromies spectaculaires peintes sur les gypseries. L’ingénieur du patrimoine David Kirchthaler, chargé de la réhabilitation des lieux, se souvient encore du saisissement de ses équipes face au dévoilement inattendu de la fresque. Les études scientifiques sont formelles, c’est bien Cezanne qui en est l’auteur.
Au cours de ces années, le maître aixois va portraiturer nombre de proches qui gravitent autour de la bastide, parmi lesquels Gustave Boyer. L’un des tableaux représentant cet ami d’enfance a été récemment déniché sur les murs d’une discrète montée d’escalier à Bâle. La voici désormais, après soixante-dix ans d’absence, de retour sur ses terres d’origine. Puis, dans la foulée de son expérience impressionniste auprès de Pissarro, le peintre se lance dans l’interprétation du paysage qu’il a sous les yeux, décomposant et recomposant la lumière par petites touches colorées. Une approche, dont Maison et ferme du Jas de Bouffan (1885-1887), conservé à la National Gallery de Prague, constitue le point d’orgue, avec l’oranger éclatant du toit de la demeure et le vert intense de la prairie.
C’est aussi entre ces murs que le peintre a accouché de ses célèbres Joueurs de cartes, avec pour modèles des travailleurs de la ferme – un bâtiment en cours de restauration qui abritera bientôt le Centre cezannien de recherche et de documentation (CCRD). Au Jas, il a également remanié sans relâche ses emblématiques Grandes Baigneuses, comme l’atteste, dans une lettre de 1902, Joachim Gasquet, familier des lieux : "Constamment, il travaille à une immense toile, vingt fois lâchée, vingt fois reprise, lacérée, brûlée, détruite, recommencée."
Cette phrase dit beaucoup de la quête effrénée d’un artiste perpétuellement insatisfait, lui qui écrivait à son fils en 1906 : "Je ne puis arriver à l’intensité qui se développe à mes sens, je n’ai pas cette magnifique richesse de coloration qui anime la nature." Et se plaignait au terme de son existence : "Mon âge et ma santé ne me permettront jamais de réaliser le rêve d’art que j’ai poursuivi toute ma vie."
A voir aussi
L’Aix de Cezanne au tournant du siècle
Voilà quatorze décennies que les Ely, photographes de père en fils depuis 1888, immortalisent la vie quotidienne et les mutations d’Aix-en-Provence à travers la petite et la grande Histoire. A l’occasion de l’Année Cezanne, le studio Ely et l’association Ceppia, présidée par Jean-Eric Ely, arrière-petit-fils d’Henry, le fondateur de la légendaire enseigne du passage Agard, présentent une exposition de clichés pris à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Sur les cimaises de l’hôtel particulier Boadès, place Jeanne d’Arc, c’est un voyage inédit en terre cezanienne, où l’on croise anonymes et éminentes figures de l’époque, tel Zola, condisciple du peintre au collège Bourbon, et où l’on retrouve des lieux cezanniens capturés au tournant du siècle : la montagne Sainte-Victoire, les carrières Bibemus ou encore l’atelier des Lauves - dernier lieu de travail de l’artiste.
A lire
Cezanne au Jas de Bouffan, sous la direction de Denis Coutagne. Réunion des musées nationaux, 208 p., 39 €.
Cezanne à Château Noir. L’histoire d’une fascination, par William Adams et Thierry Maugenest. Editions Hervé Chopin, 256 p., 49 €.
Cezanne à Aix-en-Provence, par collectif. Beaux-Arts Editions, 176 p., 29,50 €.
Sur la route Cezanne, BD par Fauconnier & Aré. Glénat, 56 p., 15,50 €. Cezanne.
Le Lauves, par François Chédeville et Denis Coutagne. Editions Fage, 386 p., 40 €.